Stéphanie Solinas, chercheuse d’art






Rencontrer Stéphanie Solinas dans son atelier, c’est embarquer pour un étrange voyage dans les méandres du temps et de l’espace géographique, plein de références inattendues. Plongée dans une démarche qui tient autant de l’enquête policière méthodique que de la poésie, où l’on croisera aussi bien des elfes que des neuroscientifiques. Il y a des chercheurs d’or, elle est une chercheuse d’art.

Avant-propos : si vous ne connaissez pas encore le travail de Stéphanie Solinas, faites un détour par http://www.stephaniesolinas.com et regardez, par exemple, le projet Dominique Lambert. En détaillant ses étapes concentriques, vous serez happé jusqu’au vertige, le tout assaisonné avec une pointe d’humour.

Elle m’avait dit : « Viens plus tard, mon rendez-vous au Service de l’Identité Judiciaire va durer un peu plus longtemps ». Et évidemment, quand on parle de Stéphanie Solinas, l’idée à laquelle on pense en premier, c’est justement cette question de l’identité. Mais comme l’expression sonne parfois un peu creux, je lui ai candidement demandé de préciser ce qu’était cette fameuse question de l’identité.

Stéphanie Solinas : « La question de l’identité c’est : qui on est ? De quoi sommes-nous faits ? A ces questions, je répondrais : de notre corps et de nos composantes physiques, mais aussi de notre image, que l’on ne connaît pas et qui nous constitue, même si elle se situe en-dehors des limites de notre corps. Nous sommes aussi faits du regard que d’autres portent sur nous, médecins ou psychologues. C’est pour ça que je m’intéresse beaucoup à la figure de l’expert. Nous sommes encore nos disparus, les générations qui nous ont précédés, toute une mémoire collective, mais aussi la société dans laquelle on vit. Et puis, nous sommes aussi nos croyances, celles qui sont autour de nous, cette grande part d’impalpable qui nous constitue. Alors mon travail c’est ça : explorer comment la photographie peut sauvegarder et représenter les identités ».





« Et au-delà d’un questionnement personnel, ajoute-t-elle, c’est aussi une question théorique qui traverse toute l’histoire de la photographie : dès son origine, la photographie est à la fois un document, une preuve, autant qu’un outil d’ouverture à la fiction. Dès le XIXème siècle, la photo c’est à la fois Bertillon (célèbre inventeur d’un système d’identification judiciaire) et la photographie spirite (elle tente de rendre compte des phénomènes surnaturels : fantômes, manifestations médiumniques, télékinésie). Toute image photographique contient cette double nature ».

Depuis que nous avons commencé cette conversation, je suis adossé à un mur de boîtes et de dossiers soigneusement archivés. Comme une mémoire disposée sur des étagères. Seuls quelques cartons sont étiquetés. Pourtant, quand Stéphanie cherche un objet ou un carnet, elle le trouve instantanément.

J’ai envie de savoir comment elle travaille, comment naissent ses projets.

Stéphanie Solinas : « C’est presque un travail de recherche classique. Il y a des choses de mes projets précédents, des sortes de reliquats, des carnets de notes, des documents, des liens sur mon ordinateur. Ensuite, j’aime identifier des gens qui me semblent des personnalités-clefs du domaine que je veux étudier. Je vais les rencontrer, leurs poser beaucoup de questions. Ils vont m’éclairer de leurs connaissances, parfois même devenir co-créateurs du projet. Par exemple, dans Dominique Lambert, le dessinateur, Benoit Bonnemaison-Fitte, ou Dominique Ledée, l’inspecteur de police qui réalise le portrait robot, sont, de fait, créateurs de la forme du travail.

Je pars bientôt pour une résidence sur la côte ouest américaine et je vais rencontrer des personnalités diverses qui vont du magnétiseur au spécialiste en Intelligence Artificielle. J’ai besoin d’inventer un cadre pour qu’ensuite, des choses puissent arriver librement à l’intérieur de ce cadre. Je construis des systèmes pour mieux m’en échapper ensuite. »





Je lui demande ce qu’il y a dans les boîtes qui sont derrière moi. « Des photos, des planches-contact, des négatifs, des trucs d’archives, plein d’objets qui m’intéressent et que j’oublie ». Elle en ouvre quelques-unes. Dans la première, un billet de un dollar et deux cailloux rapportés d’Islande, véritables points de départ du prochain projet américain.

Stéphanie Solinas : « le billet à cause de cet oeil qui domine une pyramide et qui indique bien que toute construction humaine ne peut s’accomplir que dans une certaine transcendance. Les cailloux parce qu’ils représentent l’idée du territoire, et que c’est le prolongement de mon travail islandais ».

Puis, d’un étui, surgissent des centaines de minuscules visages découpés dans les magazines : « cette boîte va avec la boîte à blondes, qui est dans une collection privée. Que des têtes de jeunes filles blondes souriantes, une représentation de la norme. C’est une envie de catégoriser tous les visages ».

Elle ouvre maintenant une boîte métallique et en extrait une fine membrane translucide, couleur chair, maintenue entre deux plaques de verre, qu’elle lève devant la lumière. Comme un échantillon froissé et fragile. « Ça, ça contient presque tout mon travail. Je l’ai faite quand j’étais encore étudiante. C’est un décollement d’émulsion qui représente la peau, celle d’un dos. Une peau de photographie ».


Sans titre (peau), © Stephanie Solinas



Les oeuvres de Stéphanie Solinas peuvent prendre des formes bien différentes mais leur auteur défend toujours le lien entre elles, utilisant à plusieurs reprises l’expression « points de contact » (entre les oeuvres, entre les projets, entre art et science). Comment mieux le démontrer qu’avec ce travail d’étudiante qui n’a rien perdu de sa puissance évocatrice et peut être présenté, des années après, dans une grande exposition (Persona, au Musée du Quai Branly) ?

Dans l’art de la conversation, c’est aussi l’art de l’artiste qui se révèle. Poétique quand elle raconte comment, en Islande, elle a glissé des papiers photosensibles « dans les fissures de rochers dont on sait qu’ils sont habités par les elfes ». Intimiste quand elle parle de petites pièces comme les Brils, tableaux de famille, composés de moulages des nombrils des membres d’une même famille. D’une rigueur toute scientifique quand elle déploie l’ampleur de certains projets, comme ceux exposés actuellement au FOAM à Amsterdam : Le Pourquoi Pas ? et Dominique Lambert.


Exposition au FOAM, DOMINIQUE LAMBERT©SOLINAS



Pour finir, je lui demande si elle se dit photographe ? « Ça dépend de mes interlocuteurs. Mais parfois, oui. Ça peut être plus simple parce que photographe, ça veut dire quelque chose ; alors qu’artiste… Même si je ne fais pas beaucoup de photographies, je peux me dire photographe parce que j’ai une dimension de réflexion sur la photographie.»

Les deux projets de Stéphanie Solinas, Dominique Lambert et Le Pourquoi Pas ? sont exposés au FOAM Museum d’Amsterdam jusqu’au 16 avril.