Des photographies liquides, flottantes, mouvantes : découvrez le travail de Guénaëlle de Carbonnières, son parcours, ses techniques et l’approche artistique qui nourrit sa production.
Je ne suis artiste que depuis trois ou quatre ans me dit rapidement Guénaëlle de Carbonnières lors de notre première conversation. Je crus d’abord à une forme de coquetterie mais je devais ensuite relativiser l’importance de cette déclaration. Il n’y avait là aucune fausse modestie mais plutôt une absence d’enjeu : se nommer ou non artiste ne changerait rien à l’affaire. Il y avait les œuvres, il y avait une pratique et surtout, il y avait le temps. On ne goûte pas assez la chance furtive qu’il y a à côtoyer quelqu’un qui, en deux heures, n’évoque jamais le temps qui file, la course éperdue les journées trop courtes ou la menace du burn-out.
Même s’il y a des écoles qui apprennent à être ou à faire l’artiste, certaines personnes vont emprunter d’autres voies, s’éloigner d’un profil type. Elles n’iront pas plus ou moins loin que les autres. Simplement, marcheront-elles à leur rythme, esquissant un rapport au temps qui n’est pas seulement celui de leur vie, mais aussi celui de la maturation de leur art.
Guénaëlle de Carbonnières prend son temps. Aussi ne fus-je guère surpris, lorsque je lui demandai les noms des philosophes qui l’avaient marquée, lors de son master en philosophie, de l’entendre citer d’abord les écrits d’Héraclite, philosophe pour lequel le temps est un des sujets majeurs. Suivirent Platon pour sa pensée sur la dissociation du réel avec le monde des idées, la phénoménologie, Giogio Agamben, Régis Debray, Georges Didi-Huberman, Marie-José Mondzain et enfin, Gaston Bachelard.
« Vous êtes une artiste »
Mais revenons au début de l’entretien, dans la Galerie Binome dont la directrice, Valérie Cazin, nous a ouvert les portes et mis les œuvres à disposition.
Guénaëlle de Carbonnières : Mes premières amours tournent autour du dessin et je crois que j’ai toujours su que je ferai de ma vie quelque chose en rapport avec l’art. J’ai commencé mes études par un M1 en philosophie, spécialisation en esthétique et philosophie de l’art. Ensuite, j’ai décidé de passer les concours d’entrée dans les arts plastiques, d’abord le CAPES puis l’agrégation. Bien que très jeune, j’ai alors commencé à enseigner en collège, en commençant par le quartier des Minguettes, à Vénissieux, puis en région parisienne. Et franchement, j’ai adoré ça.
C’est pendant mon premier congé maternité, en 2013, que j’ai remis les mains dans la chambre noire à laquelle j’avais déjà été initiée par mon grand-père quand j’étais adolescente. A ce moment-là, je me suis lancée dans un M2 à Paris1, avec un sujet de mémoire consacré à la transition de l’argentique vers le numérique en photographie. C’est dans ce cadre que j’ai produit des pièces qui portaient déjà tous les germes de ce que je présente aujourd’hui. Encouragée par ma directrice de mémoire, Françoise Parfait, j’ai présenté ces pièces à Michèle Chomette qui m’a alors dit « vous êtes une artiste ». Et c’est comme si elle avait décidé pour moi (étonnamment, l’histoire se répètera quelques années plus tard avec la galeriste Françoise Besson). Elle a montré mon travail dans des expositions collectives aux côtés, notamment, de Jacqueline Salmon et Patrick Bailly-Maître-Grand. Mais même alors, ma vocation restait l’enseignement. Je me suis d’ailleurs arrêtée de participer à des expositions pendant cinq années. Je ne cherchais pas à montrer mes productions, même si je continuais à « faire ».
On jugera plutôt rafraichissant ce parcours qui n’est ni rectiligne, ni retravaillé par un storytelling déterministe.
Tu sembles passer un concours tous les deux ou trois ans, quel sera le prochain ?
Pour l’instant, je fais un break mais… je n’exclus pas de faire un doctorat plus tard. J’ai une vraie soif d’apprendre, des techniques aussi bien que les pensées qui tournent autour de mon travail. J’ai besoin de me nourrir, de connaître ce qui se diffuse dans le milieu de l’art et de la photographie.
Inspirations, sources
Alors, justement, as-tu des influences fortes ?
Depuis longtemps, je suis très sensible au travail de Corinne Mercadier et par une belle coincidence, nous sommes entrées exactement en même temps à la Galerie Binome. Anselm Kiefer, qui creuse les questions de mémoire, me parle beaucoup aussi. Et plus jeune, j’ai été très touchée par la démarche de Francesca Woodman dont les images sont inscrites en moi. Et encore Pascal Convert, Anne et Patrick Poirier, la photographie spirite, Óscar Muñoz, Estefanía Peñafiel Loaiza, les dessins photogéniques de Talbot, l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, Andreï Tarkovski.
Guénaëlle a sélectionné quelques œuvres montées depuis la réserve de la galerie. Elle les sort précautionneusement de leur emballage avant de les poser sur le sol. Accroupie, elle commente.
Les premières pièces de la série « Creuser l’image » existaient déjà avant la rencontre avec Valérie. Ce sont des images constituées d’archives contemporaines et anciennes de sites archéologiques qui ont été détruits pendant les guerres (ici Palmyre, en Syrie). Dans un premier temps, je compose une recombinaison de plusieurs images (trois ou quatre), à la manière d’une sorte de caprice architectural assez libre. Je vais ensuite retravailler ces photographies sur Photoshop dans un processus d’entrelacement, afin de donner la sensation de quelque chose en train d’apparaître ou de disparaître. On est vraiment dans la question du seuil, des portes temporelles. Ensuite je tire des contretypes (cliché négatif inversé) à la taille de mes futures images que je vais insoler avec la lampe de mon smartphone, en parcourant certaines zones de l’image sans insister sur d’autres (pour les experts en chambre noire, nous dirons une forme de maquillage).
Je cherche l’idée de fragilité et de mouvement, concepts qui sont liés à l’évolution de ces sites au cours du temps. Puis je vais utiliser une pointe sèche pour venir griffer les tirages, réhaussant certains détails ou ajoutant des éléments plus graphiques. Mes gestes font écho à ceux des archéologues autant qu’à la destruction. Dernière intervention, des coulées d’encre de Chine et aquarelles, des lavis qui renforcent le côté très liquide de l’image ; et cette fluidité rejoint la question du flux du temps. Evidemment, au bout de ce processus, il n’y a que des pièces uniques.
Imperfections et accidents
de la photographie
Nous regardons une deuxième série « Le Temps Voilé », inspirée de la mythologie et plus particulièrement de l’Atlantide.
J’ai commencé cette série comme un jeu, puisque j’ai été glaner sur le web des décors d’aquarium, donc des objets plutôt kitsch. J’ai continué à travailler à partir de contretypes et d’encres. Mais ici, j’ai expérimenté d’autres choses en décollant le contretype du papier, en utilisant des voiles et en jouant avec la chimie.
Là, j’ai transféré des images en sérigraphie sur des tissus en soie que je pose ensuite sur le papier, avec tout un travail sur les plis car j’ai une vraie fascination pour les drapés. Les photogrammes donnent alors l’impression d’enregistrer du volume. Ça accentue l’idée de disparition et ça ouvre aussi sur la dimension d’objet qui m’intéresse beaucoup. En fait, ce qui me touche le plus dans la photographie, ce ne sont pas les beaux tirages mais les petites photos avec les bords dentelés qui s’effritent et portent quelque chose de l’ordre du temps passé. J’aime la photographie dans toutes ses imperfections et ses accidents, toutes ces choses qui entraînent la photo en dehors de sa zone première qui est celle de la trace fidèle de la réalité. J’aime que ce soit un medium qui s’altère, avec un rapport à la fragilité.
Ta manière de travailler laisse une grande part à l’improvisation ?
Il y a quand même une vraie conception en amont, disons que c’est une prévisualisation couplée à une forme de hasard au moment du tirage.
Projets futurs
Et maintenant, quels sont tes projets pour le futur ?
Je prépare un travail autour du quartier des Minguettes, une forme d’archéologie du présent puisque les premiers immeubles sortis de terre au milieu des années 60 ont connu, depuis, des destructions à chaque décennie. C’est donc un quartier qui a subi beaucoup de transformations. Pour moi, c’est aussi une manière aussi d’élargir mon rapport à l’archéologie. Je suis aussi en train de me former à la chambre, au collodion humide et, de mon côté, j’expérimente l’inclusion de photo dans du verre.
Et puis, j’ai envie de déployer la photographie dans l’espace, la faire sortir de sa bidimensionnalité pour aller vers des choses pas forcément pensées pour les murs de la galerie. Continuer à produire des images-fantômes.
Il n’avait pas été cité dans la conversation, mais un bel hommage conclusif à Hervé Guibert s’élaborait dans cette expression qui enveloppait si bien les œuvres de Guénaëlle de Carbonnières.
Le site de Guénaëlle de Carbonnières
Ses actualités :
– Dérives,exposition collective, Manifesta X, galerie Binome, Lyon, du 12 septembre au 25 octobre 2024
– A sort of a song, exposition collective, CAP.Centre d’art de Saint-Fons, à partir du 17 septembre 2024
A venir :
Paris Photo 2024 avec la galerie Binome, Grand Palais, Paris, du 7 au 10 novembre 2024