Stéphane Duroy ou la photographie essentielle

portrait de stephane duroy a sa fenêtre

 

Six ans après notre première rencontre, une série d’entretiens pour sonder le coeur de l’approche de Stéphane Duroy qui pratique une photographie essentielle

Je me souviens de « L’Europe du Silence ». Ce livre, paru en 2000 aux Editions Filigranes, ne contient que vingt photos et pourtant, je l’ai feuilleté à de multiples reprises, l’empruntant régulièrement à la bibliothèque. C’était pour moi une sorte d’énigme, un film aux teintes sourdes, presque monochromes. Si j’aimais follement certaines photos, d’autres me semblaient trop simples, trop directes : elles n’affichaient ni distorsion technique spectaculaire ni invention compositionnelle singulière, autant d’éléments qui, à cette époque, me rendaient une photographie séduisante. Mais j’y revenais inlassablement. A chaque lecture, je ressentais des étincelles de sens, des liaisons possibles. Et le quittais sur des pensées méditatives. Les photos sédimentaient dans ma conscience (elles se sont inscrites en moi avec la même netteté infaillible que ces images d’enfance qui constituent des premières fois), elles avaient le poids de l’Histoire, bien différentes d’un document constitué dans l’instant. Un regard-mémoire.

Je m’appropriais ces images comme si c’était moi qui les avait prises. Car derrière les grandes œuvres, souvent l’auteur s’efface. Je n’avais nul besoin de mettre un visage ou une biographie derrière ces photos. J’ai eu maintes fois l’occasion de constater que mon esprit travaillait moins devant les photos racontées ou commentées par leur auteur. Mais parfois, ça arrive quand même, peut-être parce que c’est dans l’intimité plutôt qu’autour d’une table de conférence.

Il y eut un premier contact. Et puis d’autres. Je crois pouvoir dire, une forme d’entente. Pas tant autour des photographies que dans la pratique, l’approche, ce qu’on peut attendre de l’acte de photographier.

Et nous voilà face à face. Lui, debout, la plupart du temps. Moi, juché sur une petite estrade, assis sur une chaise rudimentaire.

Peinture
Destruction

En ce moment, je peins. Une peinture par jour, sur kraft ou du lin. En relation avec les évènements en Ukraine.

Page après page, des visages hallucinés, des silhouettes de corps en écho aux drames historiques du XXème siècle. Un nom parfois, celui d’une victime ou d’un événement tragique. Couleurs diluées, délavées. Gestes rapides à la brosse, secs, essentiels. Certaines peintures douchées dans la baignoire. Ni contour, ni tracé mais une forme spectrale qui nous fixe. Je pense à l’obstination de Giacometti, à la série des Otages de Fautrier. Voir au-delà. Que le tissu de la chair et la matière de l’image soient une seule et même chose.

la peinture d'un visage par Stephane Duroy
Une peinture sur tissu de Stephane Duroy

Je questionne Stéphane Duroy sur ce qui peut apparaître comme une fulgurance liée à la peinture gestuelle.

Une peinture, c’est dix minutes, une demi-heure. C’est rapide parce que je veux rester dans le même conditionnement qu’une photographie. J’en fais beaucoup mais il y a un taux de destruction énorme. Comme pour mes photos d’ailleurs. Détruire, pour moi, c’est indispensable. Il y a un aspect privation qui est extraordinaire. Tu sais ce qui a existé, mais ce n’est plus là. Ça crée une frustration qui est très saine. Tu détruis des photos ou des négatifs ? Des négatifs qui n’ont pas le niveau, parfois des films entiers. Sinon, ça me parasite. J’ai toujours fais ça en photo, ce qui fait que mes archives de photographes ne sont pas grandes. Je détruis pour aller plus loin. Je travaille dans une sorte de labyrinthe, mais avec l’espoir d’être encore plus précis, d’exprimer exactement ce qui m’intéresse.

Comme si la thématique de la fracture, de la destruction, travaillait toujours l’oeuvre de Stéphane Duroy de l’intérieur.

livres et appareil photo

Une photographie
radicale

Pour faire des photos, j’ai besoin d’être dans un lieu qui me stimule, dans lequel je vais essayer de m’incruster. Ce lieu peut même être imaginaire. Le seul qu’il me reste, c’est Berlin. J’y vais bientôt, seul, pendant une semaine et je vais rapporter… Peut-être une photo… Après cinquante ans, la photo, tu sais ce que c’est. Parce que c’est un langage. Si tu as mal vu, ça ne dit pas ce que tu veux dire.

Je sais que ma radicalité peut faire peur parce que c’est de l’anti-bavardage. Or il y a une tentation à être bavard avec la photographie. Ça fait partie de l’outil et de l’acte. Moi, je cherche tout le contraire.

©Stéphane Duroy, Berlin, Rozenthaler Platz, 2009

Sur les étagères de part et d’autres de la chaise sur laquelle je suis assis, les titres de dizaines de livres déclinent la catastrophe humaine du siècle passé. Comme nous commençons à regarder des photos, je demande pourquoi il est retourné si souvent dans ces lieux terribles dévolus à la mort industrielle des êtres humains.

Six ou sept fois à Auschwitz-Birkenau. Les images principales, les trois ou quatre que j’ai conservées datent surtout de la première visite. Car les autres fois, excepté une, je n’ai pas fait d’images. Pas une ? Non, je n’étais pas là pour ça, pas besoin.

Dans ces endroits, tu es dans la vérité humaine au plus profond. Et cette humanité, c’est un peu toi, moi, chacun de nous.

Mais aujourd’hui, ici, en France, même si les conflits se rapprochent de l’Europe, nous vivons en paix. Oui, depuis soixante dix ans, nous sommes protégés de la guerre ; la période que nous vivons, c’est comme une grande parenthèse dans l’histoire. Tu es pessimiste ? Tu sais, j’aime beaucoup la vie. Mais c’est vrai que j’ai une vision tragique des temps…

En réécoutant nos échanges, je suis frappé par leur charge éthique. Il est constamment question de valeurs des actes et des choses. Des phrases presque osseuses, essentielles, dégraissées de toute emphase. Et puis, les silences que je ne peux retranscrire.

Stéphane Duroy présente la photo « Pologne, Auschwitz, août 1991, Tala, Mira Ody »

Persistance
des images

Je veux creuser la question de la persistance des photos. Je comprends que pour lui, l’image ne disparaît jamais dans l’instant de sa fabrication ou dans un passé archivé. Une photographie continue à vivre, elle innerve le présent, reste active.

Tu vis beaucoup avec tes anciennes photos, elles ne se déchargent pas ? Non, c’est mon cadre. Elles sont dans ma tête, elles font partie de mon cerveau. Tu es habité par combien d’entre elles ? Pas tant que ça, cinquante, soixante peut-être. Celles qui correspondent aux grandes questions qui m’intéressent : la détresse la plus banale et celle due à la grande Histoire. J’ai trois thèmes dans mon travail : la condition humaine, l’impact de l’histoire sur cette condition et quand c’est devenu insupportable pour l’humain, la fuite, l’exil.

Il réfléchit à ce mot. Peut-être la photo est-elle un exil pour moi. D’une certaine manière je me sens exilé par rapport à ma famille d’avant. Parce que très jeune, j’ai vécu la vie comme un ennui. Et la photo a été une manière de me sortir de ça. J’ai aussi été beaucoup confronté à des fractures sociales dans ma jeunesse.

Sur le lit blanc, il étale des photos. Nous nous extasions sur la luminosité d’une risographie (ça diffuse comme un cristal), regardons les nombreux tirages d’une même photo, les commentons, parfois avec émotion. A chacune, il trouve des qualités différentes, comme s’il n’y avait pas une seule interprétation du négatif photographique.

©Stéphane Duroy, Glasgow, Scotland, 1983

Déconstruire
le regard

Il est aussi question de recadrage, notamment sur la photo identifiée Glasgow (Scotland), 1983. Photo couleur dans sa forme originelle, silhouette fine d’une femme coiffée d’un foulard devant une barre d’immeubles avec, derrière elle, un terrain vague désolé sous un ciel lourd. Dans une version récente (autour de 2015), le visage de la femme a été isolé. De lui, il ne reste que ces aplats noirs et blancs fortement contrastés. Le geste s’explique parce que j’attribue une fonction différente à ces deux photographies. La première se lit comme un document. Je la vois comme une allégorie de la condition féminine. Presque une image dévastatrice, qui ne donne aucun espoir. La seconde s’approche plus de la peinture. Je déconstruis la photo en décontextualisant le visage de cette femme pour reconstruire autre chose. Un tirage de cette photo est roulée autour du bas d’un pied de lampe. Au-dessus d’elle, deux autre photos, le tout m’évoque ces totems des indiens de la côte nord-ouest du Pacifique qui empilent les figures les une sur les autres. Dans l’appartement de Stéphane Duroy, la photographie s’échappe des livres pour vivre dans l’espace, se mêler à des matières ou des gestes plastiques. Elle est une matière en mouvement.

visage de femme en noir et blanc recardé par stephane duroy

Culture
& photographie

Épilogue, un mois plus tard

Je reviens de Berlin. Je passe mon temps à marcher dans la rue. Et comme je ne vois pratiquement personne, je suis totalement libre. J’arpente la ville, j’y suis comme dans un théâtre vide. Un film et demi, deux photos, je peux te les montrer si tu veux. Tu les as déjà tirées ? Non, non, je les double avec mon téléphone. Je ne m’attendais pas à ce qu’il utilise son téléphone, la conversation embraye sur ce sujet.

Dans la manière d’aborder la photo, il peut y avoir un côté très direct, presque naïf. Mais quand tu veux dire des choses avec la photo, la question devient : qu’est-ce que tu veux dire et comment veux-tu le dire ?

Je crois qu’un photographe, pour bien percevoir, doit être à un certain niveau de culture. C’est le seul moyen de progresser dans la connaissance. Quand je suis entré en photographie, j’ai très vite compris que ce qui pouvait m’aider, c’était l’histoire et la littérature. Et quand tu te reposes sur ces deux domaines, tu appliques à la photographie la même exigence que tu as dans la compréhension des textes.

Dans une photographie forte, il y a un mystère incroyable. Face à elle, tu es totalement perplexe et pourtant, ça te transporte.

 

Stephane Duroy est membre de l’agence Vu
Les livres de Stéphane Duroy sont publiés chez Filigranes Éditions.
A paraître en janvier 2024 : Stéphane Duroy dans la collection Photo Poche , publiée chez Actes Sud.