L’Odyssée de Michaël Duperrin

©Michaël Duperrin, Odysseus, l’Autre monde » – sun/sun éditions

Rencontre avec Michaël Duperrin pour son récit photographique en forme d’épopée contemporaine : Odysseus, l’Autre Monde.

Il n’est peut-être pas très facile de parler d’un livre dans lequel l’indéfini est au cœur du projet. Indéfinies sont les images, indéfinie la quête, peut-être même infinie. Odysseus, l’Autre Monde, de Michaël Duperrin, publié chez sun/sun éditions, c’est certes son histoire qui emprunte le sillage de celle d’Ulysse (et se déroute), mais c’est aussi mon histoire, ton histoire, toutes les histoires. A tel point que le nom du photographe/écrivain apparaît en très petits caractères au bas de la couverture et ne figure pas sur la tranche, comme un prélude à la dilution de l’auteur dans l’imaginaire du lecteur.

Alors, il nous fallait partir à la rencontre de Michaël Duperrin pour creuser sa démarche et son approche du récit photographique.

Pourquoi l’Odyssée ?

Je suis toujours surpris de voir la vivacité du mythe d’Ulysse dans la littérature, la bande dessinée et le cinéma. Ce mythe est-il pour toi un fondement à ta démarche d’auteur, ou est-ce plutôt un prétexte ?

Cela fait plus de 2500 ans que ce texte nourrit les imaginaires et inspire des gens d’époques et de cultures très différentes. Certainement parce qu’il recèle quelque chose d’universel et suffisamment plastique pour résonner avec les problématiques de chaque période. Chaque auteur qui s’en saisit le réécrit et le réinterprète au regard de ses questions propres et des enjeux du moment historique.

©Michaël Duperrin, Odysseus, l’Autre monde » – sun/sun éditions

L’Odyssée n’est pas exactement un mythe, mais une épopée. Ce n’est pas un récit fondateur qui nous explique l’origine du monde, d’un peuple ou d’un phénomène naturel, mais l’aventure humaine d’un mortel qui veut à la fois retourner chez lui, aller voir le monde et découvrir l’autre. Il mettra 10 ans pour revenir de Troie à Ithaque, en faisant d’immenses détours tout autour de la Méditerranée. Si cette histoire reste actuelle, c’est qu’elle traite d’enjeux toujours très aigus : l’identité, l’altérité, l’hospitalité. Et cette expérience du monde, de soi et de l’autre, expérience qui transforme le sujet qui s’y prête, constitue une quête, ou plutôt un cheminement universel. Je crois que c’est ce cheminement qui est le fond et le moteur de mon engagement dans l’Odyssée.

L’Odyssée comme pré-texte

Concrètement, sur une durée de 10 ans, je refais le parcours d’Ulysse dans les lieux par lesquels ce personnage fictif serait passé. Je tisse des échos, un jeu de correspondances entre ce que je rencontre au présent dans ces lieux et l’action de l’Odyssée. Odysseus, L’Autre monde retrace la première partie de cette expérience, dans le monde des dieux, des monstres, des Enfers et des Sirènes. Donc pour répondre à ta question, je dirai que l’Odyssée est pré-texte à mon exploration… Refaire l’Odyssée n’est pas un prétexte au voyage, mais le moyen de mener une expérience qui, à un moment, s’est imposée à moi, et que j’ai décidé de vivre.

©Michaël Duperrin, Odysseus, l’Autre monde » – sun/sun éditions

Le rapport entre texte et image

Comment, dans le livre, se répartit la prise en charge du monde par la photographie et le texte ? Qu’est-ce que peut l’un qui est impossible à l’autre et inversement, ou bien est-ce que rien n’est impossible aux mots ou à l’image ?

Avant de réaliser la moindre image, j’ai passé une année dans les livres, à lire et relire l’Odyssée, des commentaires et des adaptations de celle-ci, des ouvrages sur le monde grec, et à me documenter sur des lieux dans lesquels j’allais me rendre. Au cours de mes voyages, j’ai commencé à prendre des notes, d’abord sans trop savoir pourquoi. Peu à peu je me suis rendu compte que mon projet avait besoin de mes mots, d’histoires qui accompagnent les images.

Dans le livre, l’écrit ancre dans le réel en évoquant le quotidien du voyage. Tandis que les photographies tirent un fil tendu entre la réalité présente et l’épopée ; tantôt les images sont davantage sur le versant du réel, tantôt davantage sur celui de l’imaginaire. Mais le texte lui-même n’est pas seulement dans le réel. Il forme une tresse tramée de trois fils : ce qui arrive à Ulysse dans les lieux où je me rends, ce qui s’y passe aujourd’hui, et mon expérience subjective du voyage.

Les écueils à éviter

Avec l’éditrice Céline Pévrier, nous avons beaucoup travaillé sur le rapport texte / image. Il nous semblait qu’il s’agissait d’éviter deux écueils : l’illustration et le commentaire. Nous avons conçu le livre comme un double flux visuel et textuel qui s’entrelace. C’est une logique de montage, comme dans le cinéma de Godard, où l’image et le son peuvent faire bande part, vivre leur vie propre, mais aussi dialoguer, produire des résonances, des rencontres inattendues, et par moments se rencontrer de façon synchrone. Le travail de création graphique de Joshua Olsthoorn, de l’agence Typical Organizational à Athènes, a contribué à faire du texte une chose fluide et qui tend à faire image.

©Michaël Duperrin, Odysseus, l’Autre monde » – sun/sun éditions

Il ne m’est pas facile de répondre à la seconde partie de ta question, parce que je ne suis pas théoricien, et que je ne souhaite pas trop l’être. On a dit et écrit tellement de bêtises au nom de la théorie… et je me méfie de ma propre propension à partir dans le ciel des idées. Il me semble toutefois que les images et les mots, ce n’est pas la même chose, et que cela ne peut pas être la même chose. Je vois l’image et le langage comme deux plans distincts, qui se chevauchent et s’entrecroisent partiellement, et qui échappent pour une part à l’autre. Ainsi il y a une part de l’image qui échappe au langage, et vice versa ; mais quoi précisément, je ne sais pas le dire. Peut-être que la réalisation des deux autres volumes de Odysseus, dont la publication est prévue pour 2021 et 2023, me permettra d’en dire davantage.

©Michaël Duperrin, Odysseus, l’Autre monde » – sun/sun éditions

Le temps à l’intérieur du récit

Vises-tu une intemporalité de la photographie vs une immanence de l’écrit ?

Les images de Odysseus empruntent à diverses sources : si le cyanotype renvoie historiquement au pictorialisme, mon écriture photographique se nourrit aussi bien du romantisme, de l’expressionnisme, des films noirs, de l’œuvre de Goya ou de celle de Bernard Plossu… Plus largement, je cherche à travers mes images à faire coexister différentes temporalités, quelque chose d’archaïque avec l’actuel. Georges Didi-Huberman parle de cela, lorsqu’il évoque, à propos des images, un temps stratigraphique qui n’est ni le temps cyclique de la répétition, ni le temps linéaire du progrès, ni encore l’éternité immuable, mais une dimension du temps où différentes couches temporelles sont coprésentes.
Ce serait selon Freud le temps de l’inconscient. Et cela s’approche de ce que Walter Benjamin appelle « Constellations », cette capacité de certaines images à faire se lever en nous d’autres images. Je me suis toujours imaginé que ce processus se déroulait à l’arrière de notre tête. Cette localisation anatomique est bien sûr idiote, mais la métaphore indique qu’il y là a un processus inconscient. Ce qui ne rend pas aisé d’en parler avec précision…

©Michaël Duperrin, Odysseus, l’Autre monde » – sun/sun éditions

La photographie bute-t-elle contre les apparences ?

La très belle postface de Pierre Bergounioux, un de mes auteurs favoris, a été pour moi l’occasion de relire quelques-uns de ses livres. Dans « Une chambre en Hollande », qui évoque les conditions spatiales qui ont conduit Descartes vers son Discours de la Méthode, Pierre Bergounioux écrit : « Le monde est d’abord une extension indéfinie de soi, le soi -le sujet – un pli indistinct dans le monde. Pourquoi percer les apparences quand elles nous confortent dans le sentiment de nous-mêmes, le prolongent et l’augmentent de mille impressions agréables, immenses, irrécusables ? ».

Voici ma question : ta photographie t’aide-t-elle à percer les apparences ?

La photographie constitue pour moi un moyen d’aller voir le monde et en moi-même, mais aussi dans l’image elle-même. Je suis très attentif à la matérialité de l’image. Je cherche à la creuser, à la fouiller, à aller voir ce qu’il y a dans l’image, dans sa matière. Je réalise en disant ceci que c’est peut-être lié à un défaut de vision : je ne perçois justement pas la profondeur, parce que mes deux yeux ne convergent pas pour former une image binoculaire…
Mais au-delà de cela, il me semble qu’il y a un désir très ancien de voir l’invisible. L’invention de la photographique au XIXème a apporté une réponse technique à ce désir. Je suis même tenté de dire que la photographie a été inventée pour voir l’invisible… On peut en voir des indices aussi bien dans ses visées scientifiques de la photo (voir le microscopique, les astres, décomposer le mouvement…) que sur son versant spirite ou dans les portraits mortuaires (voir l’aura, voir l’âme du défunt). Bien sûr, cela ne dit pas tout de la photographie, et je ne crois pas que l’on puisse lui assigner une essence unique. Ce que j’ébauche ici ne dit rien par exemple de la fonction du document photographique.

©Michaël Duperrin, Odysseus, l’Autre monde » – sun/sun éditions

La photographie, pratique physique ou spirituelle ?

Où situes-tu la photographie (j’entends ici, celle que tu pratiques) par rapport au corps et à l’âme (ou l’esprit, pardon pour cette grandiloquence) ?

En travaillant sur l’Odyssée, j’ai découvert que je me sens assez proche de certaines conceptions de la Grèce archaïque. La psyché (l’âme, le souffle) anime le corps, fait la beauté, la force et le charisme de l’individu. Lorsque l’on meurt, elle se détache et rejoint les Enfers, le lieu des morts. Celui-ci est sans intérêt, infiniment fade comparé à la vie. Il n’y a pas d’au-delà, pas de jugement dernier, d’enfer ou de paradis. Tout est là, ici-bas. L’esprit est dans la matière, et sans matière il n’est plus. Là où je me distingue de ces conceptions antiques, c’est que je ne crois pas au(x) dieu(x) ou à un ordre du cosmos. Le monde est. La vie est. Et ils n’ont pas de sens a priori.
A un moment donné, j’ai choisi la photographie, et cette pratique me nourrit, enrichit mon rapport au monde et donne du sens à ma vie. Je la vois comme une expérience spirituelle. Je ne mets pas de majuscules ou de connotation religieuse à ces mots, que j’emploie au sens d’une pratique qui vise à transformer le sujet, son rapport au monde et à lui-même. La photographie pour moi est un mode de vie. Elle est intimement liée à ma vie. En photographiant, en faisant l’Odyssée, je vais voir le monde, voir ailleurs, hors de moi, si j’y suis, comment je suis, et comment sont le monde et les autres. Faisant cela c’est ma vie que j’invente, à laquelle je donne sens, je me fais un monde habitable, je tisse des liens avec d’autres, certains qui deviennent des amis. Et pour faire cela j’ai besoin de la photographie, de ma pratique singulière de l’image, qui est le moyen qui rend tout cela possible.

En effet j’essaye de faire des images qui ont du corps et une âme. Des images mentales, ou des portraits d’âmes incarnées, c’est-à-dire saisies dans la matière.

 


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