En quoi consiste un projet photographique ? Et comment peut-il générer la création ? Réponse par l’exemple avec Pietra di Luce de Sabine Mirlesse, à la Galerie Thierry Bigaignon.
Loin de l’image de l’artiste obéissant à des impulsions brutes, spontanées et nécessaires, la création contemporaine s’élabore de plus en plus selon des schémas identifiables : il y a des manières de faire de l’art comme il y a des Manières de faire des mondes, titre de l’ouvrage du philosophe américain Nelson Goodman paru en 1978.
Manières de faire de l’art
Ces manières d’aborder et de concevoir un projet sont surtout des manières de penser. Elles sont des facteurs de développement du faire et de l’exploration artistiques. Elles peuvent même contribuer, on le verra plus loin, à valider une intuition.
L’aventure de la création emprunte peut-être des routes vierges, mais elle choisit ses moyens de transport, lesquels ne sont pas totalement nouveaux, entremêlant la démarche scientifique (ou l’enquête policière), la pensée analogique de l’alchimie et les chemins de la rêverie poétique. Ça pourrait presque être un Discours de la Méthode…
L’exposition de Sabine Mirlesse à la Galerie Thierry Bigaignon se pose en exemple fécond de ces manières d’élaborer un projet, générant un éventail de créations aussi subtiles qu’élégantes et, on l’a deviné, chargées de sens.
Peut-être est-il judicieux de commencer par écouter l’artiste elle-même détaillant les étapes de son travail sur France-Culture.
Déclencher le projet
D’abord, il faut un déclencheur susceptible de devenir un sujet. Ici, c’est une référence directe à un univers littéraire, celui du texte de la Divine Comédie de Dante Aligheri (1265-1321). Rappelons brièvement que le poème décrit une quête spirituelle et théologique conduisant des profondeurs obscures de la terre jusqu’aux lumières des sphères célestes.
Une quête de la lumière (et un chemin spirituel) qui s’apparente donc métaphoriquement à l’activité créatrice en général et en particulier à celle de Sabine Mirlesse puisque c’est littéralement ce qu’elle va poursuivre dans ses expérimentations en chambre noire, allant dans ses tirages du noir le plus profond au blanc le plus pur.
Le sujet d’origine, ici l’univers de la Divine Comédie, doit avoir pour principale qualité d’être malléable. Ainsi peut-il être travaillé par l’artiste comme une matière propre à s’étendre et se ramifier. Il doit aussi avoir la capacité de fonctionner à plusieurs niveaux, plusieurs strates de sens tout en permettant de tirer des fils qui vont rejoindre les choix et la pratique artistiques. De la Divine Comédie et son contexte de création à la démarche contemporaine de Sabine Mirlesse, les concepts circulent métaphoriquement, les correspondances foisonnent.
Merveilleuse cohérence du sens qui, in fine, facilitera aussi le storytelling et la transmission du projet vers le public.
L’approche documentaire
Et puis il y a la partie enquête de terrain : Sabine effectuera plusieurs voyages dans les carrières de marbre de Toscane, notamment celle de Carrare qui produit le marbre le plus pur, celui dont la couleur est la plus proche du blanc.
Enquête presque journalistique qui va la mener au flash ultime : partie en quête des étoiles, celles-là même qui ont tant d’importance dans le poème de Dante (chacune des trois parties du poème se termine par le mot étoile), l’artiste découvre dans le dialecte des habitants une expression polysémique : lucciche ou pietra di luce (pierre de lumière).
Sabine Mirlesse : « le lucciche désigne quelque chose qui vit dans la pierre mais que chacun décrit un peu différemment. Ces pluralités sont pour moi une source d’inspiration. Selon certains c’est quelque chose qu’on peut voir distinctement, qui ressemble à un genre de quartz, mais selon d’autres personnes, c’est quelque chose plus mystérieux, qui est suggéré, mais pas physiquement matérialisé sous une forme ou une autre. Pour certains, c’est plutôt la lumière qui guide le tailleur pour savoir où couper. Pour d’autres, les lucciche sont les imperfections, les anomalies dans la pierre qui la rend non-commercialisable. »
Du texte aux créations plastiques
« C’est important de dire, de mon côté, que le travail n’est pas de trouver une définition ou une seule forme plastique ou une solution à la quête et dire, voilà, c’est ça la Pietra di Luce, mais de présenter ces pluralités, ces réflexions, ces liens entre le texte, les témoignages, les caractéristiques physiques, et les interprétations créatives, à travers la sculpture, les photogrammes, les embossages, les photographies en moyen formats, les dessins, etc. »
On voit comment tout un arrière-monde de la création se constitue. Naviguant à travers ces références, l’artiste densifie son projet, lui attribue un socle de références culturelles dont le raffinement intellectuel nous conduit vers celui des oeuvres.
Mais en même temps que l’artiste fait correspondre et rassemble son savoir et ses intuitions, elle joue et rêve. Correspondances et pensée analogique sont à l’oeuvre. Et la création entremêle approche de terrain (démarche quasi-anthropologique) et expérimentations créatives en utilisant les matières récoltées sur le terrain : ainsi la poussière de marbre utilisée pour produire des constellations sur le papier photosensible, ou encore le fil qui sert à couper le marbre déroulant ses volutes sur des photogrammes. Les gestes sont libres mais ils sont portés, suscités par un arrière-monde.
L’arrière-monde de l’artiste
hier et aujourd’hui
Pour les artistes d’aujourd’hui, cet arrière-monde se révèlera aussi précieux en tant qu’outil de communication, une sorte de marque de l’artiste. Mais est-ce tout à fait nouveau ? Certainement pas : Giacometti, Van Gogh ou Cartier-Bresson avaient eux-aussi un champ culturel à l’intérieur duquel ils élaboraient leurs oeuvres. Pour le découvrir, il fallait lire leur correspondances ou leurs interviews. Ce champ culturel restait toutefois diffus, il n’était pas encore articulé comme une logique implacable qui conduisait vers leurs productions. C’est que leur travail était un fil continu plutôt qu’une suite de projets bien distincts. C’est aussi que cet arrière-monde est devenu, pour beaucoup d’artistes contemporains, une méthode de travail unissant une recherche intellectuelle et une pratique manuelle qui doivent prouver leur convergence.
L’art évoluant, l’artiste contemporain obéit à des logiques de production qui sont désormais celles de son époque.
Sabine Mirlesse : mechanisms of contemporary creation
What does a photographic project consist of? And how can it generate creation? Answer by example with Pietra di Luce by Sabine Mirlesse, at Galerie Thierry Bigaignon.
Far from the image of the artist obeying raw, spontaneous and necessary impulses, contemporary creation is increasingly elaborated according to identifiable patterns: there are ways of making art as there are ways of making worlds, the title of the book by the American philosopher Nelson Goodman published in 1978.
These ways of approaching and conceiving a project are above all ways of thinking. They are factors in the development of artistic making and exploration. They can even contribute, as we shall see later, to validating an intuition.
The adventure of creation may take virgin roads, but it chooses its means of transport, which are not totally new, interweaving scientific approach (or police investigation), the analogical thought of alchemy and the paths of poetic reverie. It could almost be a Discourse of the Method…
Sabine Mirlesse’s exhibition at the Thierry Bigaignon Gallery is a fertile example of these ways of elaborating a project, generating a range of creations as subtle as they are elegant and, we guessed it, full of meaning.
First of all, there must be a trigger that makes you want to become a subject. Here, it is a direct reference to a literary universe, that of the text of the Divine Comedy by Dante Aligheri (1265-1321). Let us recall that the poem describes a spiritual and theological quest leading from the dark depths of the earth to the lights of the celestial spheres.
A quest for light (and a spiritual path) which is therefore metaphorically similar to the creative activity in general, and to that of Sabine Mirlesse in particular, since this is literally what she will pursue in her experiments in the darkroom, going in her prints from the deepest black to the purest white.
The original subject, here the universe of the Divine Comedy, must have as its main quality to be malleable. Thus can it be worked by the artist as a material that can expand and branch out. It must also have the capacity to function on several levels, several layers of meaning while allowing to draw threads that will join artistic choices and practice. From the Divine Comedy and its creative context to Sabine Mirlesse’s contemporary approach, concepts circulate and correspondences abound.
Wonderful coherence of meaning which, in the end, will also facilitate storytelling and the transmission of the project to the audience.
And then there is the field investigation part: Sabine will make several trips to the marble quarries of Tuscany, in particular the one in Carrara which produces the purest marble, the one whose colour is closest to white.
An almost journalistic investigation that will lead her to the ultimate flash of light: in her quest for the stars, the very ones that are so important in Dante’s poem (each of the three parts of the poem ends with the word star), the artist discovers in the dialect of the inhabitants a polysemic expression: lucciche or pietra di luce (stone of light).
Sabine Mirlesse: « the lucciche in the dialect designates something that lives in the stone but that each person describes a little differently. These pluralities are a source of inspiration for me. According to some people it is something that can be seen distinctly, which looks like a kind of quartz, but according to others it is something more mysterious, which is suggested, but not physically materialized in one form or another. For some, it is rather the light that guides the tailor to know where to cut. For others, the lucciche are the imperfections, the anomalies in the stone that make it unmarketable.
It is important to say, for my part, that the work is not to find a definition or a single form or a solution to the quest and to say, this is Pietra di Luce, but to present these pluralities, these reflections, these links between the text, the testimonies, the physical characteristics, and the creative interpretations, through sculpture, photograms, embossings, medium format photographs, drawings, etc., and to present them in the form of a work of art. »
We see how a whole background of creation is constituted. Navigating through these references, the artist densifies his project, gives it a base of cultural references whose intellectual refinement leads us towards that of the works.
But at the same time as the artist matches and gathers her knowledge and intuitions, she plays and dreams. Correspondences and analogical thinking are at work. And the creation intertwines a field approach (a quasi-anthropological approach) and creative experimentation using materials collected in the field: thus the marble dust used to produce constellations on photosensitive paper, or the thread used to cut the marble unrolling its volutes on photograms. The gestures are free but they are carried, prompted by a background.
For today’s artists, this background will prove valuable as a communication tool, a kind of artist’s brand. But is it completely new? Certainly not: Giacometti, Van Gogh or Cartier-Bresson also had a cultural field within which they developed their works. To discover this, one had to read their correspondence or interviews. However, this cultural field remained diffuse, it was not yet articulated as an implacable logic that led to their productions. It was that their work was a continuous thread rather than a series of very distinct projects. It is also that this background has become, for many contemporary artists, a working method that unites intellectual research and manual practice which must prove their convergence.
Art is changing, contemporary artists obey the production logic of their time.