Le long poème funèbre de Miyazaki à la Fondation Cartier



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Les photographies ont-elles quelque chose à nous apprendre de la vie ? Est-il possible de s’appuyer sur elles pour percer certains des grands mystères de l’existence ? À la Fondation Cartier pour l’art contemporain, une série d’images silencieuses s’attache aux apparences de la mort. Bouleversant.

| Toutes les photographies, « Death in Nature » © Manabu Miyazaki

Ça pourrait presque passer inaperçu. Dans l’exposition Le Grand Orchestre des Animaux à la Fondation Cartier, au revers de la fresque monumentale de Cai Guo-Qiang (peinte à la poudre à canon !), plusieurs diaporamas sont placés côte-à-côte. Ils présentent les photographies de Manabu Miyazaki. Le principe de ces photos : disposer dans les forêts japonaises des sortes de pièges à images. Plusieurs cellules qui, lorsqu’elles sont coupées par un mouvement (animal ou végétal), déclenchent automatiquement un éclair de flash associé à la prise de vue. Des photos nocturnes pour la plupart, qui font écho à celles de Georges Shiras, pionnier en la matière, présentées au printemps dernier au Musée de la Chasse et de la Nature.

Des visions insolites, des stupéfactions et des fuites éperdues. Le monde animal surpris dans son intimité, dévoilé par ce dispositif de prise de vue aveugle (puisque le photographe est rarement derrière son appareil). Art ou science, la frontière est brouillée par la force de surgissement de certaines photos.

Parmi les diaporamas, il en est un qui se laisse plus difficilement prendre en cours (il faudrait être chanceux pour arriver à l’instant exact de son commencement). Pour ma part, je n’ai, au départ, pas très bien compris : de la neige qui volète, un lapin qui apparaît furtivement… Le temps de se demander quel est le sujet et c’est l’écran noir de fin.



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Ça recommence. Titre : « Death in Nature ». À l’image, un jeune cerf gît entre deux arbres, allongé sur un tapis d’aiguilles de pin. De grosses mouches ponctuent son abdomen de tâches noires. Assis à côté de moi, un petit garçon me demande « Elle est morte la chèvre ?« . Avant que j’ai eu le temps de répondre, sa grand-mère l’emporte par la main avec cette réponse paradoxale : « Mais non, elle dort, c’est tout. Viens, on s’en va, c’est triste ! ». Dormez bien les enfants, la mort n’existe pas…



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La suite du diaporama déroule l’évolution de la dépouille sur une année. Le passage des saisons et le devenir des os et des chairs. C’est un long poème funèbre dont on sort riche d’un nouveau savoir.

Je m’explique. Alors que j’achetai un dictionnaire de philosophie pour lycéens de terminale à l’intention de mon fils, je n’ai pas résisté à lire ce qui était écrit pour l’article Art (niveau « lycéen » : on se croit au-dessus de ça et bien sûr, on est surpris de voir les choses aussi clairement exprimées, se disant qu’on n’y parviendrait probablement pas aussi simplement). Pourtant, dans le paragraphe Art et Technique, j’ai relevé cette phrase : « L’art est une pratique éclairée dont le but est la réussite plutôt que la connaissance et qui s’applique aux choses sur lesquelles l’homme a un pouvoir » (le passage en gras est le choix de l’éditeur, non le mien). Comme j’étais dans le train, en train de retourner dans ma tête l’article que vous êtes en train de lire, cette définition m’a semblé créer un étrange contrepoint à l’oeuvre de Miyazaki (pour être franc, quand je suis dans cette phase où je mâchouille un article dans ma tête, il y a toujours un moment où tout ce que je lis me semble entrer en résonance avec mon sujet).

Reprenons terme à terme.

Une pratique éclairée : c’est le moins qu’on puisse dire pour ces prises de vues au flash.

Aux choses sur lesquelles l’homme a un pouvoir : Miyazaki est visiblement un bricoleur de génie (dans la monographie qui lui est consacrée, The Pencil of Nature, ses différents dispositifs et appareils sont présentés : aussi artisanaux qu’efficaces). L’homme a donc un pouvoir sur la technique, laquelle a ici le pouvoir de montrer la mort.

Dont le but est la réussite plutôt que la connaissance : la notion de réussite me semblant bien délicate et ambigüe, c’est de cette connaissance dont j’aimerais parler.

Car justement, et contrairement à ce qu’affirme cette définition, je crois qu’une partie de l’art vise à apporter une connaissance. Et dans l’art, cette mission est peut-être plus particulièrement attribuée à la photographie, à cause de son rapport direct au réel (on devrait dire : son effet de réel). Oui, le travail de Miyazaki nous permet d’approcher d’un peu plus près une connaissance.



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L’affaissement des chairs, le visage devenant masque figé, la peau flasque, comme une enveloppe creuse. La nature indifférente. La lumière et les saisons ne se mettant pas en souci de la tragédie individuelle.

Curiosité ponctuelle d’une martre ou d’un lièvre. Furetage d’un ours qui plonge son museau dans la charogne. Masses blanchâtres qui pullulent autour du corps.

Dans le livre sur Miyazaki, Masashi Kohara, qui en a dirigé la publication, exprime avec acuité : « ces photographies m’ont montré que la nature était un mouvement dénué de centre (…). Chaque mort est connectée à un certain nombre de vies, donc il est impossible de photographier la mort dans sa forme pure et isolée » (c’est moi qui traduit).

Progessivement, la carcasse se fond dans le sol, se dissout, s’amalgame. Ne laissant plus émerger que la pointe d’une côte à travers le tapis de neige. Il y a une idée selon laquelle le nombres d’atomes composant le monde est fini, et que la mort n’est pas la disparition des atomes, mais leur recomposition en une nouvelle forme. Cette idée affleure dans l’ensemble de la série. La mort s’inscrit au coeur du vivant.

La série de Miyazaki est une leçon de philosophie en images. Une connaissance qui traverse les apparences.



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Les photos présentées ici ne respectent pas forcément l’ordre chronologique. L’oeuvre entière reste à découvrir à la Fondation Cartier, 261, boulevard Raspail, 75014 Paris. L’exposition dure jusqu’au 8 janvier 2017.