L’image tout contre l’oeil

Lunettes inuit de RS (Réalité Supportable)

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En un peu plus d’un siècle, notre rapport anthropologique au support physique des images et à la réalité s’est considérablement modifié. Et le processus n’est pas achevé…

On a largement dit que, ivres de selfie, nous étions menacés de devenir des images. Que l’image de nous-mêmes finissait par nous importer plus que notre propre chair. Mais un autre danger se profile aujourd’hui : les images se rapprochent de plus en plus de notre corps physique. Jusqu’à ce qu’ultimement, nous finissions par les ingérer, ou par voir les parois internes de notre boîte crânienne tapissées d’images. Un mouvement dont l’avancée semble inexorable.

La prophétie de Mark Zuckerberg
pour la prochaine décennie

Les voeux de Mark Zuckerberg, le PDG du réseau social Facebook, sont chaque annnée un exercice attendu de prophétie politico-consumériste. Et selon lui, la prochaine décennie, après celles, respectivement, de l’ordinateur portable, du web et du smartphone, s’annonce comme celle des lunettes connectées.

Les images seront donc bientôt juchées au bout de notre nez. Elles se rapprochent dangereusement pour ne laisser aucune échappatoire dans notre champ de vision. Ce n’est certainement pas insignifiant. Mais pas tout à fait nouveau non plus. Suivons le mouvement.

Le cinéma
ou l’Age des Héros

1895 : ce n’est pas seulement le cinématographe qu’inventent les frères Lumière, mais aussi la salle de cinéma. C’est-à-dire, les conditions du spectacle de l’image. Une assistance de plusieurs personnes plongées dans l’obscurité face à un écran. Même si le noir de la salle préserve l’intimité des réactions de chacun, le spectacle est collectif et le recul de plusieurs mètres, voire quelques dizaines de mètres.

Apogée de cette forme, le cinéma hollywoodien et les écrans panoramiques géants. Les visages qui s’embrassent passionnément mesurent plusieurs mètres. Leur taille qui élève les acteurs au rang de héros, les actrices à celui de déesses.

L’ère de la télévision,
le monde miniaturisé

Années cinquante : début de l’âge d’or de la télévision. L’image se miniaturise, le monde tient dans une boîte. Souvenons-nous ici du percutant slogan de Marshall Mc Luhan, le media, c’est le message. L’important, ce n’est pas le contenu des émissions de télévision, mais la télévision elle-même. Le fait qu’à travers elle, le monde pénètre l’espace domestique, nous impose des rendez-vous fixes afin de régenter notre emploi du temps, et qu’en même temps, il se trouve réduit à la taille de jeux d’enfants. Les drames pénètrent certes nos foyers, mais réduits, mis à distance confortable.

La finalité ? C’est le PDG d’une grande chaîne qui cinquante ans plus tard, l’exprimera avec une candeur qui le dispute au cynisme : vendre du temps de cerveau humain disponible. On ne saurait mieux dire…

Puis vient le temps de l’ordinateur portable personnel. L’image se rapproche encore jusqu’à quarante-cinquante centimètres et se miniaturise toujours plus. Surtout, elle nous accompagne, on peut la transporter avec soi.

Le smartphone
ou l’image dans la main

Enfin l’ère du smartphone. Vingt à trente centimètres. Et ce n’est plus seulement que l’image nous accompagne partout, c’est que maintenant elle nous alerte, nous sonne comme on sonnait le personnel de service dans les maisons bourgeoises. C’est elle qui est devenue la maîtresse de notre maison : regarde cette vidéo, regarde cette photo sans plus attendre. Nous vivons sous l’emprise d’un nouvel hypnotiseur de masse.

L’image contre l’oeil

Et voilà que l’image vient jusqu’à nos yeux avec ces lunettes connectées. Depuis quelques années, nous avions déjà chaussé ces casques de Réalité Virtuelle, étendant la main pour attraper des chimères numériques, trébuchant devant des vertiges de pixels. Mais ce que visent les lunettes connectées, ce n’est pas une réalité potentielle, c’est une réalité augmentée, un effet de présence (the feeling that you’re right there with another person or in another place). Et puisque James Dean ressuscite pour faire son retour dans un casting actuel, on imagine aisément qu’on pourra bientôt acheter un programme pour animer nos chers disparus en image de synthèse, et ainsi continuer à converser tranquillement avec eux longtemps après leur mort. Fantômes, formes spectrales et hologrammes si en vogue à la fin du XIXème siècle n’ont jamais vraiment déserté nos fantasmes.

De plusieurs dizaines de mètres à quelques centimètres, l’image finit par recouvrir nos yeux. Elle vivra bientôt sur un écran de verre presque au contact de nos yeux, qui s’interposera et fera écran entre nous et le monde. Avec le danger d’entraîner toute une civilisation vers une myopie généralisée.

Nous empêcher de voir plus loin, de regarder ailleurs : un projet politique qui se cache à peine…

(A suivre)

Paul Strand, Blind, 1916

 


The image close to the eye

Inuit BR glasses de (Bearable Reality)

In a little over a century, our anthropological relationship to the physical medium of images and reality has changed considerably. And the process is not yet complete…

It has been widely said that, invaded by selfie, we were in danger of becoming images. That the image of ourselves was becoming more important to us than our own flesh and blood. But today there is another danger: images are becoming closer and closer to our physical body. Until eventually we end up ingesting them, or seeing the inner walls of our skull lined with images. A movement whose advance seems inexorable.

The wishes of Mark Zuckerberg , the CEO of the social network Facebook, are every year an expected exercise in political-consumerist prophecy. And according to him, the next decade, after those of the laptop, the web and the smartphone respectively, promises to be the decade of AR glasses.

So the images will soon be perched at the end of our noses. They are getting dangerously close to leave no gaps in our field of vision. This is certainly not insignificant. But not completely new either. Let’s keep moving.

1895: it is not only the cinematograph that the Lumière brothers invent, but also the cinema. That is to say, the conditions for the spectacle of the image. An audience of several people plunged into darkness in front of a screen. Even if the darkness of the room preserves the intimacy of everyone’s reactions, the show is collective and the audience is set back several metres, even tens of metres.

Apogee of this form, Hollywood cinema and giant panoramic screens. The faces that passionately embrace each other are several metres long. Their size that raises actors to the rank of heroes, actresses to that of goddesses.

Fifties: beginning of the golden age of television. The image becomes miniaturized, the world fits in a box. Let’s remember Marshall McLuhan’s powerful slogan: the media is the message. It is not the content of television programs that is important, but television itself. The fact that, through it, the world penetrates the domestic space, imposes fixed appointments on us in order to regulate our timetable, and at the same time is reduced to the size of children’s games. Drama certainly penetrates our homes, but reduced, put at a comfortable distance.

The finality? It is the CEO of a major channel who, fifty years later, will express it with a candour that rivals cynicism: to sell available human brain time. It could not be better said…

Then comes the time of the personal laptop. The image gets closer and closer to forty-five hundred centimetres and gets ever more miniaturized. Above all, it comes with us, we can carry it with us.

At last the era of the smartphone. Twenty to thirty centimetres. And it’s no longer just that the image accompanies us everywhere, it now alerts us, it sounds like the service staff in middle-class homes. It has become the mistress of our house: look at this video, look at this photo without further ado. We live under the influence of a new mass hypnotist.

And now the image comes to our eyes with these AR glasses. For a few years now, we had already been wearing these Virtual Reality helmets, reaching out to catch digital chimeras, stumbling in front of dizzying pixels. But what the connected glasses aim at is not potential reality, it’s Augmented Reality, an effect of presence (the feeling that you’re right there with another person or in another place). And since since james Dean is resurrecting to make his comeback in a current casting,

, it is easy to imagine that we will soon be able to buy a program to animate our dear departed ones in computer-generated images, and thus continue to converse quietly with them long after their death. Ghosts, spectral forms and holograms so fashionable at the end of the 19th century have never really deserted our fantasies.

From several tens of metres to a few centimetres, the image ends up covering our eyes. It will soon live on a glass screen almost in contact with our eyes, which will come between us and the world. With the danger of dragging an entire civilization towards generalized nearsightedness.

Preventing us from seeing further, from looking elsewhere: a political project that is barely hiding …

(To be continued)

Paul Strand, Blind, 1916