Le kintsugi, un motif très très contemporain

 

(English version included below)

La petite suture d’or venue du Japon est décidément très à la mode…

Des céramiques, des photos ou des sculptures, toutes traversées par une même ligne dorée. Comme un secret qui éclate au grand jour, on croise cette petite ligne au détour des foires ou des expositions. Le kintsugi est-il en passe de devenir une figure rhétorique de l’art contemporain ?

Mais au fait, c’est quoi le kintsugi ?

Transportons-nous dans le Japon du XVème siècle chez le Shogun Ashikaga Yoshimasa. Vous vous sentez assez éloigné d’un personnage si hiératique ? Ne vous laissez pourtant pas impressionner, le Shogun n’est pas fondamentalement différent de vous : par exemple, il a un bol préféré (j’en ai un aussi, et je n’aime guère qu’un invité indélicat prépare sa bouillie de granola dans mon mug de la Champion’s League).

Mais un jour le Shogun casse son bol. Et comme son attachement est un peu plus profond que le mien, il renvoie carrément le bol en Chine, là où il a été fabriqué. Déception : le bol revient, mais vilainement défiguré par des agrafes, et de surcroît, voilà qu’il n’est même plus étanche. La cérémonie du thé est bien compromise…

Dans une réaction nationaliste, le Shogun se tourne vers ses artisans japonais qui vont inventer… Le kintsugi ! Une technique qui consiste à recoller céramiques ou porcelaine fêlées à l’aide d’une laque contenant de la poudre d’or !

Leçon de vie : casser, rater, échouer, c’est la base de bien des créations.

©Fabien Dettori, courtesy Galerie Thierry Bigaignon

On le pressent, par extension, cette technique artisanale va devenir une philosophie de l’existence. Les japonais sont très forts pour ça et nous, occidentaux, sommes fascinés par ces approches du quotidien domestique qui ouvrent sur la métaphysique.

Le kintsugi devient une fiche Wikipedia. Bientôt, le concept se popularise et engendre plein d’articles sur les blogs de déco et de développement personnel. Car bien sûr, le kinstugi peut métaphoriser la résilience, l’art de réparer les blessures de la vie avec de l’or. Dépêchez-vous de le replacer dans les soirées, bientôt le kintsugi deviendra un business qui ne surprendra plus personne.

A son tour, l’art contemporain s’est emparé de cette pratique et l’a intégrée. Opportunisme, exploration plastique ou recherche du sens ?

La première fois que j’ai entendu parler du kintsugi, c’était en 2017, avec une oeuvre d’Anais Boudot vue à Art Paris (lire l’article). J’avais été séduit par la délicatesse de cette ligne, le contraste de l’or avec le noir et blanc, l’inclinaison de son tracé biffant la surface du visible : l’accord dessinait une harmonie qui résonnait longuement.

©Anaïs Boudot, sans titre (diptyque herbes), série La noche oscura, 2017, cour­tesy Gale­rie Binome
©Anaïs Boudot, sans titre, série La noche oscura, 2017, cour­tesy Gale­rie Binome

Quelques mois plus tard, je devais retrouver le motif chez Droog, un des hauts lieux branchés du design amstellodamois. Une installation un peu branchée pour présenter New Kintsugi, le nom de la collection présentée par deux soeurs, designers toutes les deux, Gineke Van Loon et Lotte Dekker qui commercialisent un kit de kintsugi (ici).

Et voilà qu’il y a un mois, j’ai retrouvé le Kintsugi sur les murs de la Galerie Thierry Bigaignon, lors de l’exposition Mémoires. Plus particulièrement dans les petits formats de Fabien Dettori.

Fabien m’avait proposé de passer à son atelier et j’ai immédiatement pensé que le voir à l’oeuvre, ce serait l’occasion de mesurer le poids de la suture dorée dans le processus de création artistique.

Quelques mois plus tard, dans la cuisine de Fabien, nous devisons après qu’il m’ait fait choisir une image dans un tas de polaroids. Cette image, il l’a d’abord regardée sous toutes ses faces, puis soigneusement déchirée après que les ongles de ses pouces aient hésité à plusieurs reprises sur le point de départ.

Fabien Dettori en pleine action

Il plonge le polaroid dans un bain qui détachera la gélatine, tandis qu’il découpe et enduit de colle le support cartonné sur lequel il va poser des morceaux de feuille d’or. Plus que la photographie, ce sont les noms de peintres qui viennent ponctuer notre conversation : Van Gogh, Chardin, Klimt, Schiele, Jacques Villéglé et Monet, influencé par le japonisme. C’est par là qu’arrive le kintsugi, intégré au wabi-sabi, concept esthétique plus large mêlant états affectifs tels que solitude ou mélancolie et trace du temps sur les objets ou les matières (une définition plus précise : https://fr.wikipedia.org/wiki/Wabi-sabi).

Dans le travail de Fabien Dettori, la référence à l’esthétique japonaise n’a rien de chic ou de tendance, elle prend place dans un rapport poétique au monde. Il faut l’avoir vu se pencher sur une grappe de raisin pourrissante et la tourner lentement pour en apprécier les moirures. Le voir lentement défroisser la gélatine de la pulpe du doigt, la caresser presque, tout en évoquant un chemin de souvenirs qui déclenchait un geste nouveau ou générait un repentir qui lui faisait recommencer l’ensemble. Il y a bien une philosophie qui infuse la pratique artistique.

Fabien essuie ses pinceaux sur la manche de sa blouse maculée de taches, raidies par les colles et les gessos. Puis il se saisit d’une cannette de soda rouillée et martelée par le temps. Il la scrute en évoquant les univers et les inspirations qu’elle fait naître. Wabi sabi. L’art, c’est ce qui répare la fuite du temps.

Suivre Fabien Dettori sur Instagram
Le site d’Anaïs Boudot

Image en tête d’article : ©Fabien Dettori, courtesy Galerie Thierry Bigaignon

(English version)

The kintsugi, a very, very contemporary motif

The small gold suture from Japan is definitely very fashionable….

Ceramics, photos or sculptures, all crossed by the same golden line. Like a secret that comes out in broad daylight, we cross this small line at the bend of fairs or exhibitions. Is the kintsugi on the way to becoming a rhetorical figure of contemporary art?

But what is the kintsugi anyway?

Let us transport ourselves to 15th century Japan to the Shogun Ashikaga Yoshimasa. Do you feel far enough away from such a hieratic character? But don’t be impressed, the Shogun is not fundamentally different from you: for example, he has a favourite bowl (I have one too, and I don’t like it when an indelicate guest prepares his granola porridge in my Champion’s League mug).

But one day the Shogun breaks his bowl. And since his attachment is a little deeper than mine, he sends the bowl straight back to China, where it was made. Disappointment: the bowl returns, but badly disfigured by staples, and moreover, it is no longer even waterproof. The tea ceremony is well compromised…

In a nationalist reaction, the Shogun turns to his Japanese craftsmen who will invent… The kintsugi! A technique that consists in gluing ceramic or porcelain cracked using a lacquer containing gold powder!

Lesson for life: breaking, missing, failing is the basis of many creations.

We can sense that by extension, this artisanal technique will become a philosophy of existence. The Japanese are very strong at this and we in the West are fascinated by these approaches to everyday domestic life that open up to metaphysics.

The kintsugi becomes a Wikipedia record. Soon, the concept became popular and generated a lot of articles on decoration and personal development blogs. Because of course, kinstugi can metaphorize resilience, the art of repairing life’s wounds with gold. Hurry up and put it back in the parties, soon the kintsugi will become a business that will no longer surprise anyone.

In turn, contemporary art has taken over this practice and integrated it. Opportunism, artistic exploration or search for meaning?

The first time I heard about kintsugi was in 2017, with a work by Anais Boudot seen at Art Paris (http://viensvoir.oai13.com/quelques-highlights-dart-paris/). I had been seduced by the delicacy of this line, the contrast of gold with black and white, the inclination of its line crossing the surface of the visible: the harmony of the accord resonated for a long time.

A few months later, I had to find the motif at Droog, one of the trendiest places in the Amsterdam design. A trendy installation to present New Kintsugi, the name of the collection presented by two sisters, both designers, Gineke Van Loon and Lotte Dekker (https://humade.nl/products/new-kintsugi-1).

And a month ago, I found the Kintsugi on the walls of the Thierry Bigaignon Gallery, during the exhibition Mémoires. Especially in Fabien Dettori’s small formats.

Fabien had asked me to come to his workshop and I immediately thought that seeing him at work would be an opportunity to measure the weight of the golden suture in the artistic creation process.

A few months later, in Fabien’s kitchen, we were talking after he made me choose an image from a bunch of polaroids. He first looked at this image from all sides, then carefully torn after the nails of his thumbs hesitated several times about the starting point.

He immerses the polaroid in a bath that will detach the gelatin, while he cuts and glues the cardboard support on which he will place pieces of gold leaf. More than photography, it is the names of painters that punctuate our conversation: Van Gogh, Chardin, Klimt, Schiele, Jacques Villéglé and Monet, influenced by Japonism. This is where the kintsugi comes in, integrated into the wabi-sabi, a broader aesthetic concept mixing emotional states such as loneliness or melancholy and the trace of time on objects or materials (a more precise definition: https://fr.wikipedia.org/wiki/Wabi-sabi).

In Fabien Dettori’s work, there is nothing chic or trendy about the reference to Japanese aesthetics, it takes place in a poetic relationship to the world. You must have seen him leaning over a bunch of rotting grapes and turning it slowly to appreciate its moiré texture. To see him slowly smoothing the gelatin off the fingertip, almost stroking it, while evoking a path of memories that triggered a new gesture or generated a repentance that made him start all over again. There is a philosophy that infuses artistic practice.

Fabien wipes his brushes on the sleeve of his blouse covered with blots of paint, stiffened by glues and gessos. Then he grabbed a can of rusty soda that had been hammered by time. He scrutinizes it by evoking the universes and inspirations it gives rise to. Wabi-sabi. Art is what repairs the passage of time.