Karel Appel, trajectoire



 Karel Appel, Nu blessé, 1959, Huile sur toile, 183 x 243 cm, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, © Karel Appel Foundation / ADAGP, Paris 2017

Karel Appel, Nu blessé, 1959, Huile sur toile, 183 x 243 cm, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, © Karel Appel Foundation / ADAGP, Paris 2017



Parmi toutes les manières d’approcher l’art, celle qui consiste à suivre le parcours d’un artiste sur l’ensemble de sa vie (on parlera du corpus de ses oeuvres) est peut-être celle qui m’intéresse le plus. Observer les passages, les ruptures ou les évolutions, considérer les commencements et la fin de la route, discerner peut-être les doutes, les impasses et les impulsions. Sans souci d’objectivité absolue, mais par désir d’analyser, de comprendre le geste créateur et de créer des ponts entre les oeuvres.


 Extrait du film de Jan Vrijman, La réalité de Karel Appel, 1961, Photo : Ed van der Elsken / Nederlands Fotomuseum © Ed van der Elsken / Nederlands Fotomusuem / Courtesy Annet Gelink Gallery

Extrait du film de Jan Vrijman, La réalité de Karel Appel, 1961, Photo : Ed van der Elsken / Nederlands Fotomuseum
© Ed van der Elsken / Nederlands Fotomusuem / Courtesy Annet Gelink Gallery



La très juste exposition Karel Appel au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris permet ce travail. Elle le permet d’autant plus qu’elle n’appartient pas à ces expositions pachydermiques qui nous laissent exsangues quand viennent les ultimes salles (alors qu’enfin la densité de visiteurs s’est abaissée), mais présente un nombre raisonnable d’oeuvres représentatives du parcours d’Appel.

Court rappel : Karel Appel fut, avec plusieurs autres artistes, dont les peintres Asger Jorn, Constant, Corneille et Pierre Alechinsky, l’un des fondateurs du mouvement COBRA (acronyme de Copenhague, Bruxelles, Amsterdam), en 1948. Leur credo : se dégager des normes artistiques en cours, de l’académisme, et revenir aux sources de la création. Art naïf, art primitif, art des enfants, art populaire, COBRA n’est jamais très éloigné de l’art brut … C’est dans cet esprit que Appel oeuvrera toute sa vie.

Et c’est bien ce que l’on voit : des peintures d’un archaïsme brutal dans lesquelles la fête annoncée se révèle plus violente que joyeuse. Des couleurs primaires, certes, et des harmonies parfois criardes, qu’il serait réducteur d’assimiler à une joie enfantine. Mais plutôt une sauvagerie, un geste rageur, une cuisine picturale en pleine pâte. Et des figures réduites à leur plus simple apparence archétypale.


Karel Appel, Enfant en flammes avec un cerceau, 1961 Huile sur toile, 300 x 230 cm, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, © Karel Appel Foundation / ADAGP, Paris 2017
Karel Appel, Enfant en flammes avec un cerceau, 1961 Huile sur toile, 300 x 230 cm, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, © Karel Appel Foundation / ADAGP, Paris 2017



C’est ici qu’il faut bien distinguer primitivisme et archaïsme. Je dirais que le primitivisme consiste à se mettre dans la peau de quelqu’un qui serait au commencement de l’art, ou tout au moins, aux premiers temps de l’art. Notons au passage que l’idée est étrange : l’art est complètement là ou pas du tout, mais il ne saurait être un peu là. L’archaïsme, lui, consisterait plutôt à retrouver des figures premières de l’art (les fameux archétypes jungiens) : des formes plastiques qui seraient presque inscrites en l’homme, capables de franchir aussi bien les distances que les époques .

Alors, la question cruciale du parcours de Karel Appel devient celle-ci : où peut bien mener l’archaïsme quand il est présent (et atteint) dès les origines de l’oeuvre ? Autrement dit : l’archaïsme peut-il générer une création qui l’intègrera (le digèrera, le domptera), ou condamne-t-il l’auteur à le répéter avec le risque d’y rester confiné, d’en faire une rhétorique ?

A mi-chemin de l’exposition, un film montre Appel au travail sur sa toile (exposée un peu plus loin, dans un axe légèrement décalé par rapport à la projection, si bien que l’on peut comparer l’oeuvre en cours et achevée). Le corps d’Appel est parcouru d’impulsions comme autant de secousses sismiques. Parler de transe chamanique serait inexact : il conviendrait plutôt d’observer combien le geste est rapide et soudain, mais décidé, définitif. L’artiste ne s’efface pas derrière une supposée volonté-extérieure-dont-il-ne-serait-que le vecteur (oui, ce verbiage convenu m’exaspère) : il est celui qui est sûr de sa capacité à s’abandonner, celui qui sait. La toile finale est porteuse de tous ces moments, une sorte de grimoire d’impulsions.


Karel Appel, Les Décapités (détail), 1982, Huile sur toile, 193  672 cm, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, © Karel Appel Foundation / ADAGP, Paris 2017
Karel Appel, Les Décapités (détail), 1982, Huile sur toile, 193  672 cm, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, © Karel Appel Foundation / ADAGP, Paris 2017



Et que devient l’oeuvre d’Appel à mesure que passent les années ? Elle continue, sans révolution ni rupture. Le geste s’assagit parfois, se fait moins heurté, ou se force. L’excès se résout en dépouillement, lequel finit par sonner un peu creux. Tout ça n’a conduit vers rien. L’artiste et ses spectateurs se sont familiarisés avec ces élans. Il les rejouent sans trop y croire, comme des acteurs fatigués. Les dernières toiles portent l’écho d’un pathos affaibli. La flèche a perdu sa vitesse, mais que sa trajectoire était belle à suivre.


 Karel Appel, Danseurs du désert, 1954, Huile sur toile, 117 x 166 cm, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, © Karel Appel Foundation / ADAGP, Paris 2017

Karel Appel, Danseurs du désert, 1954, Huile sur toile, 117 x 166 cm, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, © Karel Appel Foundation / ADAGP, Paris 2017



L’exposition Karel Appel, L’art est une fête ! se tient au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris jusqu’au 20 août 2017