José Manuel Egea : possédé par l’art

Deuxième exposition consacrée à José Manuel Egea à la galerie Christian Berst : Lycanthropos #2 réveille le loup tapi dans les profondeurs du Moi. Et c’est l’art qui hurle à la lune.

José Manuel Egea, courtesy christian berst art brut

L’art brut est peut-être l’un des derniers bastions qui échappe à ce qu’est devenu l’art d’aujourd’hui : un art pré-pensé, qui se promène avec, sous le bras, le cahier des charges de son futur projet. Un art entreprenarial dans lequel tout se mesure (même la part du risque), et qui ne saurait rater sa cible. Rien d’étonnant, alors, à ce que le modèle en vogue soit devenu celui des grands artistes/concepteurs de la Renaissance, adossés aux princes qui donnaient vie et or à leurs projets. Dans cette évolution, bien souvent, ce qui s’est perdu, c’est le geste, son irrépressible jaillissement, ses aventures hors des limites du corps et surtout, les forces qu’il génère.

L’art brut porte ces forces, chevillées aux corps qui sans elles, ne sauraient affronter les jours et leur quotidien. Il figure les sources de l’art : les mondes invisibles, ceux du rêve et ceux qui sont hors de la vie.

L’abord des oeuvres de José Manuel Egea n’est pourtant pas simple. Car elles n’offrent nulle virtuosité pour conforter et divertir le regard du spectateur. Ni d’élaboration minutieuse échafaudant des univers imaginaires. Mais des traits rageurs, des coulures en pleine pâte, des brutalités gestuelles qui enfoncent et gondolent le papier glacé.
Une photo de l’artiste mimant la posture agressive du loup-garou pourrait nous donner l’illusion que cet art s’adresse à nous à travers le jeu, celui du masque et du déguisement. Ce serait trop en-deça de ce qui s’exprime ici.

José Manuel Egea, courtesy christian berst art brut

Alors, paradoxalement, pour accéder au coeur de l’oeuvre, il est peut-être plus simple d’aller directement vers le plus difficile. Passer outre les marques du loup biffant la surface des magazines : oreilles en pointe, yeux effilés et perçants, nez transformé en mufle, pilosité dévorant la face entière. Passer outre pour se diriger vers les pages entièrement occultées par le griffonnage (mais qui laisse apparaître la couche inférieure par miroitement, un peu à la manière dont on cherche à entrevoir l’image du daguerréotype) ; celles traversées par l’éclair d’une découpure qui les scinde en deux ; celles dans lesquelles la couleur mange la moitié du visage (dans un mouvement inverse de celui de ces masques destinés à recouvrir les béances des gueules cassées). Et plus encore, celles qui, par dessus l’obscurcissement du figuratif, entrecroisent de manière presque illisible les caractères des mots répétés à l’infini.

José Manuel Egea, courtesy christian berst art brut

Il manque toujours à l’oeuvre brute les images de sa conception : pour en saisir la portée, il faudrait percer le mur du secret de l’instant de sa création. Voir l’artiste au travail : absorbé dans la construction minutieuse ou possédé par la fureur de la transe. Surprendre l’artiste quand il est agi par des forces extérieures.

Je vois José Manuel Egea.

Je le vois quand il recouvre la page de ces caractères magiques. Je le vois quand il obscurcit le réel en psalmodiant les mots comme des incantations magiques. Je le vois quand, fiévreusement, il repasse encore et encore sur les contours déjà tracés.

Voilà qu’alors, les mots s’incarnent comme dans ces tablettes en plomb (dites tablettes de defixio) utilisées dans la magie antique, accompagnant la plupart du temps une figurine d’envoûtement piquée d’épingles (un très bel exemple trouvé au IIIe ou IVe siècle en Égypte se trouve au musée du Louvre, dans les salles consacrées à l’Orient méditerranéen dans l’empire romain, dans l’aile Denon).

José Manuel Egea perçant le réel de ses traits. Le recouvrant pour découvrir la menace tapie au fond de son réel à lui.

José Manuel Egea, courtesy christian berst art brut

Mais plus encore, ce que je vois, c’est cette noire magie du pouvoir de l’art, ses forces archaïques qui agitent l’homme et sans lesquelles tout le reste (de l’art) ne serait que raffinement superfétatoire.

Ce n’est que dans cette dimension performative que peuvent s’aborder les oeuvres de José Manuel Egea. Car les regarder, c’est voir avec ses yeux. A travers les corps. Voir cette condition qui consiste à ne pouvoir habiter le monde que si l’homme l’a préalablement plié à ses visions intérieures.

Cet art-là ne s’apprendra pas dans les écoles. Il n’a aucune autre porte d’entrée que celle de la nécessité vitale.

C’est un désir, une prière, un cri, un manifeste : que l’art, encore, nous possède !

 
 
L’exposition José Manuel Egea, Lycanthropos #2 se tient jusqu’au 1er juin 2019 à la galerie christian berst art brut.
Catalogue de l’exposition : José Manuel Egea, Lycanthropos #2, bilingue (FR/EN), éd. christian berst art brut, Paris, 2019, avant-propos de Christian Berst, textes de Graciela Garcia & Bruno Dubreuil.