Debi Cornwall, stratégies photographiques face au contrôle de l’information à Guantanamo

Salle de médias des détenus, camp 5, © Debi Cornwall


Construire un travail photographique, c’est aussi une affaire de stratégie. Contournement, infiltration, encerclement : les termes évoquent des opérations militaires et correspondent à autant d’approches possibles. Debi Cornwall en combine plusieurs pour rendre à son sujet toute la force et la complexité qu’il mérite : le camp de Guantanamo et, à travers lui, une certaine idée de la démocratie américaine.

Le nom de Debi Cornwall ne vous est pas familier ? C’est normal puisqu’avec Welcome to Camp, elle revient à la photographie après douze ans d’exercice du métier d’avocate de droit civil. C’est dire combien elle est préparée à son sujet : le camp de Guantanamo. Une base militaire américaine installée à Cuba, devenue, après les attentats du 11 septembre, un lieu de détention pour des personnes présumées suspectes aux yeux de l’administration américaine. Une zone de non-droit enfermant et torturant sans chef d’accusation ni jugement. L’infernale part d’ombre du rêve américain.

Pour approcher cette réalité et exercer un regard analytique et critique, Debi Cornwall va procéder en plusieurs temps.



Piscine des enfants, © Debi Cornwall


Au coeur de la base : défier par l’image un lieu qui la déroute

Avec une approche de type reportage sur les lieux d’abord, à la différence près que Debi favorise l’ambiguité de certaines images. De fait, les photos sont assez neutres, évitent de souligner l’univers carcéral, mêlant les lieux de vie du personnel et ceux des détenus. Le ciel est d’un bleu intense, il pourrait s’agir d’un complexe touristique. Se crée ainsi un regard à double détente, pour mieux susciter le questionnement du spectateur. Seules quelques indices et les légendes permettent de s’orienter et de restaurer la charge critique des images.



Pause cigarette, Camp America, © Debi Cornwall


Les abords du camp : l’horreur pour divertissement

Approche conceptuelle pour cette série de photos d’objets vendus à la boutique de la base de Guantanamo Bay. Photographiés sur fond blanc, ces souvenirs tournent l’Histoire en dérision et transforment l’horreur en jouet pour enfants (une paire de menottes siglée Guantanamo).

L’ensemble dresse l’image presque cynique d’un lieu en dehors de toute justice.




Figurine Fidel Castro (20$), © Debi Cornwall


Ses anciens détenus : dos à Guantanamo, face à l’inconnu

Approche testimoniale détournée pour ce troisième ensemble de photos…

D’anciens détenus du camp photographiés de dos (en écho aux codes de l’administration militaire qui interdisent de photographier les visages à Guantanamo). Les légendes des images détaillent toutes les modalités de leur incarcération et de leur libération. Chacun d’eux a été incarcéré abusivement, libéré au bout de plusieurs années et expulsé vers leur pays d’origine ou un pays entretenant des accords avec les Etats-Unis. Les voilà punis une seconde fois pour des actes qu’ils n’ont pas commis. Aucune identification possible, nous ne voyons que leurs épaules, imaginons leur accablement.



Djamel, Berber (Algerie), détenu pendant 11 annnées et 18 jours, autorisé à quitter le pays le 9 octobre 2008 et le 8 mai 2009, libéré le 5 décembre 2013. Charges : pas de dossier aux Etats-Unis. Acquitté et disculpé en Algérie, © Debi Cornwall


Un travail sous haute surveillance

Dans l’exposition consacrée actuellement à cette série au Centre de la Photographie de Genève viennent s’ajouter, en plus du reportage, quelques photos et un texte qui nous racontent le making of du sujet. Il est si édifiant que je le reproduis : « L’armée américaine contrôle l’accès des médias à la base de l’US Navy de Guantánamo Bay à Cuba (…). Pour obtenir l’autorisation d’entrer, les photographes doivent signer un document de dix pages déclarant accepter se conformer aux règles militaires, ce qui implique notamment l’interdiction de photographier des visages, des dispositifs de surveillance ou des infrastructures. Les photographes sont constamment escorté lorsqu’ils portent leur appareil, et les cartes mémoires numériques sont inspectées quotidiennement dans un rapport de la sécurité opérationnelle (« Op Sec »). Cornwall, ex-avocate en Droit civil, a négocié une autorisation inédite pour pouvoir photographier les prisons militaires avec un appareil argentique, à condition qu’elle apporte les produits nécessaires, prévoie une chambre noire portable, développe ses films sur place sous la surveillance d’accompagnateurs militaires et scanne les négatifs pour le rapport de l’Op Sec. »




Debi Cornwall en plein développement de ses films obligatoirement effectué au sein de la base, © Debi Cornwall




Les négatifs sèchent sous l’oeil des militaires, © Debi Cornwall


Où il apparaît alors que l’ambiguité n’était pas seulement une stratégie lancée vers le spectateur, mais surtout la seule manoeuvre permettant de contourner la censure militaire. En ne soulignant pas, en ne dénonçant pas expressément, les photos de Debi Cornwall pouvaient se faire accepter par l’administration américaine. Seul le troisième ensemble (travaillé en dehors de Guantanamo) se présente ouvertement comme une preuve à charge. Mais la réunion des quatre constitue une remise en question de cette institution et du système qui l’a mise en place. Photographie citoyenne.

L’exposition Debi Cornwall, « Welcome to Camp America » se tient au Centre de la Photographie de Genève jusqu’au 14 mai 2017. Le livre paraîtra à l’automne 2017.