En attendant que les nuages parlent (Deuxième Partie)

© Émeric Lhuisset, Tirée de la série Last water war, ruins of a future  / ﻞﺒﻘﺘﺴﻤﻟﺍ ﺏﺍﺮﺧ  ،ﻩﺎﻴﻤﻟﺍ ﺏﻭﺮﺣ ﺮﺧﺁ,
série de photographies du site archéologique de Girsu (Telloh) / Irak, 2016

Suite de l’entretien de notre chroniqueuse Silvy Crespo avec Émeric Lhuisset (première partie à lire ici), nouveau lauréat de la Résidence BMW, avec cette question-clef : pour quel public travaille le photographe ?

English version included below

Viensvoir : du coup cela pose la question de l’audience. A qui t’adresses-tu ? Pour qui produis-tu ?

Émeric Lhuisset : c’est toujours la grande question. Ce n’est pas parce qu’on expose dans une institution culturelle qu’on ne va toucher qu’un type de public ; on peut aussi sortir de l’institution. On peut réfléchir à plein de moyens de toucher un public très large. Après, on ne peut pas toucher tout le monde. Il ne faut pas non plus être utopiste, mais pour moi l’art je le vois vraiment comme une métaphore de la société dans laquelle il s’inscrit. En fin de compte pour moi l’artiste a un rôle à jouer dans la société, c’est à dire que l’artiste ne va pas directement changer les choses, il n’a pas ce pouvoir.

En revanche, l’artiste est un vecteur d’influence et, à travers la manière dont il va montrer les choses, il invite les gens à s’interroger et à porter un regard différent sur une problématique qui peut ensuite amorcer un tournant dans la société.

© Émeric Lhuisset, War game, combattant de l’Armée Syrienne Libre jouant à Counter Strike / vidéo 3’27 », en boucle /Syrie (province d’Idlib), août 2012

Je m’inscris dans le champ de l’art contemporain et dans celui de la photographie. D’ailleurs c’est intéressant parce que ces deux champs se rencontrent tout en étant différents. Je suis à cheval entre les deux. Je ne fais pas que de la photo, je fais aussi de l’installation, de la vidéo, etc… Quand je fais des projets où j’utilise Internet comme médium, on sort du champ de la photographie. Idem quand je fais des objets. Le milieu de l’art contemporain, comme celui de la photographie sont pour moi intéressant car malgré tout c’est quand même des milieux qui a une certaine audience, une certaine visibilité.

Quand tu exposes dans un grand musée, comme l’exposition que j’ai faite à la Tate Modern, beaucoup de gens voient ton travail. Idem pour mon exposition à l’Institut du Monde Arabe. Ce n’est pas forcément qu’un public « culturel » ; le public scolaire aussi par exemple est intéressant.

Je me rappelle que j’avais fais une exposition quand j’étais encore étudiant aux Beaux Arts, il y a plus de dix ans, à Main d’œuvre, un centre d’art à Saint-Ouen et j’avais présenté un projet mettant en relation jeux vidéos et zones de guerre.

© Émeric Lhuisset, « Mother fucker, burn! »,vidéo en caméra subjective (FPS), vidéo réalisée avec téléphone portable et fusil d’assaut AK47β /52’26 » en boucle, Paris (France), 2009

Des ados qui étaient venus avec leur classe et sont entrés à reculons, ont scotché sur ma pièce parce qu’elle utilisait des codes qui leur parlent. J’utilisais des codes du FPS (First Person Shooter). Tout ce qui est jeux vidéos en caméra subjective, ce sont des codes qu’ils avaient et du coup, la pièce leur parlait.
Même s’ils n’ont pas forcément compris toutes les subtilités du projet, en fin de compte il y a aussi des gens parfois qui sont spécialisés dans le milieu de l’art contemporain et qui vont passer à côté de ça parce qu’ils n’ont pas forcément les codes de ces jeux vidéos.
Mais c’est un projet qui les a touchés. Ils sont restés 40 minutes devant la vidéo qui dure une heure dans l’attente du tir. Ce sont les profs qui ont dû les faire partir, car ils devaient rentrer.
J’interviens beaucoup dans l’espace public parce que c’est un bon moyen de toucher le public le plus large possible. Avec Chebab, j’interviens sur les réseaux sociaux comme Instagram.


Capture d’écran de la page Instagram d’Émeric @emericlhuisset

Je donne aussi régulièrement des conférences. C’est un bon moyen pour ouvrir les gens vers mon travail et je ne donne pas des conférences que dans le milieu de l’art contemporain. J’en donne à la fois dans les milieux scolaires, universitaires, mais aussi en tant que géopoliticien ; j’en donne régulièrement dans le milieu de la géopolitique. C’est intéressant de voir des gens qui sont très tournés vers le milieu de la défense et qui, sans vouloir faire de généralités, ne sont pas forcément très ouverts sur la question de la création contemporaine ; cela permet à travers de problématiques géopolitiques qui leur parlent de les amener vers la création contemporaine et vers de nouvelles refléxions.


© Émeric Lhuisset, Sans Titre / fabrication de kippa avec keffieh /
projet réalisé et présenté dans le quartier de Morasha à la limite entre Jérusalem Ouest et Jérusalem Est, 2010

M’inscrire dans le milieu de l’art contemporain et de la photo me permet de mettre en place une économie autour de mes projets. Etre artiste est déjà en soi économiquement compliqué, mais en plus quand on traite de problématiques politiques et sociales qui ne sont pas forcément toujours consensuelles, c’est d’autant plus compliqué parce que quand bien même les gens, par exemple un collectionneur privé, apprécient le travail, ils n’ont pas forcément envie d’avoir chez eux une photo de combattants avec des kalachnikovs au dessus du canapé. Des entreprises ne vont pas vouloir financer un projet trop politique car elles ne vont pas vouloir se mouiller, notamment en termes d’image.

C’est aussi s’inscrire dans une histoire : je viens des Beaux Arts, j’ai étudié l’histoire de l’art entre autres. J’utilise plus la photographie que d’autres médiums. Pour moi la photo remonte aux grottes de Lascaux, ça s’inscrit dans l’histoire de l’art. Tout le monde n’est pas d’accord avec ça. Certains vont m’en vouloir si je dis ça (Rires). Dans mon travail je fais pas mal de références à l’histoire de l’art ce qui se traduit par des images assez picturales.

Viensvoir : tu dis que tu t’inscris dans une économie alors j’en profite pour rebondir sur le prix BMW. Peux-tu résumer pour les lecteurs de Viens Voir ce qu’est une résidence, ce que l’on recherche en tant qu’artiste en postulant à une résidence ? Qu’est ce que cela implique ?

Une résidence, ça peut être tout et n’importe quoi. On sort l’artiste de son atelier pour lui permettre de développer son projet. J’en fais peu, à moins que ce soit une résidence dont l’esprit s’inscrit dans ma démarche. Certaines résidences sont abusives ; c’est le cas parfois lorsque les artistes doivent eux-mêmes payer pour produire une pièce.

J’en fais très peu car j’ai mon atelier et je voyage beaucoup. S’il s’agit d’une résidence qui s’inscrit dans un projet que je veux développer alors je vais en profiter. C’est ce que j’ai pu faire dans une résidence en Afghanistan, à Kaboul avec la Turquoise Mountain Foundation.


© Émeric Lhuisset, Kandahar (réalisé en collaboration avec Aman Mojadidi avec l’aide de Pierre François Dubois pour le design) / ligne de mobilier nomade pour belligérants (assise) montable sur fusil d’assaut AK-47 (modèle
avec crosse pleine) / toile, bois, acier et mode d’emploi papier / 60 x 100 x 60 installé, 70 x 10 emballé / 60 x 100 x 60 installed, 70 x 10 packaged
Kaboul (Afghanistan) – Paris (France), 2010.

La résidence BMW est intéressante en raison du partenariat avec l’école des Gobelins qui dispose d’une équipe pédagogique dont le savoir et l’expertise technique me permettront de continuer à travailler sur mes cyanotypes. En dehors de cet aspect, la collaboration avec François Cheval m’aidera à développer mon projet grâce à son œil et à son expérience.
Elle est aussi intéressante en raison de sa visibilité ; c’est une résidence prestigieuse avec des expositions à la clé pendant les Rencontres d’Arles et à Paris Photo.
Une fois la résidence finie, quelle est la prochaine étape ?
J’ai toujours travaillé pour moi, même quand j’étais étudiant. La résidence m’aide à développer ce projet mais en parallèle j’ai beaucoup d’autres projets et notamment le prochain projet qui s’intitule « Quand les nuages parleront ». Je profiterai certainement un peu de l’aide des Gobelins pour avancer sur ce projet.

A la fin de l’entretien, je tente de lui tirer les vers du nez sur ce nouveau projet qui est top secret. Sans succès. Alors, il ne me reste plus qu’à attendre avec vous que les nuages parlent…

***Pour plus d’infos sur Emeric, c’est par ici : le site et l’Instagram : @emericlhuisset

 
 

English version

Waiting for the clouds to speak (Part 2)

Viensvoir: as a result, it raises the question of the audience. Who are you talking to? Who are you producing for?

Émeric Lhuisset: that’s always the big question. Just because you exhibit in a cultural institution does not mean that you will only reach one type of audience; you can also get out of the institution. There are many ways to reach a very wide audience that we can think of. After that, you can’t touch everyone. You don’t have to be utopian either, but for me art is something I really see as a metaphor for the society in which it is made. In the end, for me, the artist has a role to play in society, that is, the artist will not directly change things, he does not have this power.

On the other hand, the artist is a vector of influence and, through the way he will show things, he invites people to question themselves and to take a different look at a problem that can then initiate a change in society.

I belong to the field of contemporary art, of photography. Besides, it’s interesting because these two fields meet but are different. I’m in between the two. I don’t just take pictures, I also do installations and videos. When I do projects or use the Internet as a medium, we get out of the field of photography. Same when I make things. This contemporary art scene is interesting to me because, despite everything, it is still a place that has a certain audience, a certain visibility.

When you exhibit in a big museum, like my exhibition at the Tate Modern, many people see your work. The same goes for my exhibition at the Institut du Monde Arabe. It is not necessarily just a « cultural » audience; I am also interested in the audience coming from schools.

I remember that I had made an exhibition when I was still a student at the Beaux Arts, more than ten years ago, at Main d’oeuvre, an art centre in Saint-Ouen and I had presented a project connecting video games and war zones.

Some teenagers who had come with their class were reluctant and ended up totally absorbed by the work because it used codes that spoke to them. I was using FPS (First Person Shooter) codes. Subjective camera video games are codes they had and so the artwork engaged them.

Even if they have not necessarily understood all the subtleties of the project, in the end there are also people in the contemporary art world who are sometimes specialized and who will miss this because they do not necessarily have all the codes of these video games.

But it was a project that triggered them. They stayed 40 minutes in front of the one-hour video. It was the teachers who had to make them leave because they wanted to wait to see the final shot.

I intervene a lot in the public space because it is a good way to reach the widest audience possible. With Chebab, I work on social networks such as Instagram. I also give regular lectures. It’s a good way to open people to my work and I don’t just give lectures in the contemporary art world. I give them both in schools and universities; but also as a geopolitician, I regularly give them in the field of geopolitics and it is interesting to see people who are very focused on the defense sector and who, without wanting to make generalities, are not necessarily very open to the question of contemporary creation; this allows them to move towards that through geopolitical issues that talk to them.

Being part of the contemporary art and photography community allows me to build an economy around my projects. Being an artist is already economically complicated in itself, but when you deal with political and social issues that are not always consensual, it is all the more complicated because even if people, for example a private collector, appreciate the work, they do not necessarily want to have a picture of fighters with Kalashnikovs above the sofa. Companies will not want to finance a project that is too political because they will not want to get involved, especially in terms of image.

It is also about being part of a history: I come from the Beaux Arts, I studied art history among other things. I use photography more than other media. For me, photography goes back to the Lascaux caves, it is part of the history of art. Not everyone agrees with that. Some people will be angry with me if I say that (Laughs). In my work I make quite a few references to art history, which translates into quite pictorial images.

You say you pertain to an economy, so I’m taking this opportunity to question you on the BMW prize. Can you summarize for the readers of Viens Voir what a residency is, what we are looking for as an artist by applying for a residency? What does this mean?

A residence can be anything and everything. We take the artist out of his studio to allow him to develop his project. I don’t do a lot of residencies, unless it is a residence whose object corresponds to my approach. Some residencies are abusive; this is sometimes the case when artists must pay themselves for the production of a piece.

I do only few of them because I have my own workshop and I travel a lot. If it is a residence that matches a project that I want to develop, then I will take advantage of it. This is what I was able to do in a residence in Afghanistan, in Kabul, with the Kandahar Foundation.

The BMW residence is interesting because of the partnership with the Gobelins school, which has a teaching team whose knowledge and technical expertise will allow me to continue working on my cyanotypes. Apart from this aspect, the collaboration with François Cheval will help me to develop my project thanks to his eye and experience.

It is also interesting because of its visibility; it is a prestigious residence with exhibitions during the Rencontres d’Arles and Paris Photo.

Once the residency is over, what is the next step?

I have always worked for myself, even when I was a student. The residency helps me to develop this project but at the same time I have many other projects and in particular the next project which is called « Waiting for the clouds to speak ». I will ask for help from the Goblins to move forward on this project as well.

I’m trying to get him to talk more about this new project, which is top secret. Without success. So all I have to do now is wait with you for the clouds to speak.