C’est à un étrange objet littéraire que nous confronte la lecture du livre d’Hugues Jallon, Hélène ou le Soulèvement, paru aux Editions Verticales. Etrange parce qu’il entremêle littérature et photographie. Mais pas n’importe quelle photographie : celle relevant d’un genre réputé mineur, le roman-photo.
Mineur ? Voire…
Certes la grande époque des romans-photos du magazine Nous Deux est un peu révolue, emportant avec elle des récitatifs brûlants tels que : Cependant qu’elle l’écoute, les battements de son coeur s’accélèrent, mais elle redoute que son amour ne soit pas partagé. Toute une époque…
Pourtant, le roman-photo a connu récemment une sorte de réhabilitation, avec une forme de renouveau dans le photojournalisme. Citons, entre autres, L’illusion Nationale (Editions Les Arènes), de Valérie Igounet et Vincent Jarousseau, une enquête dans trois municipalités dirigées par le FN, ou bien La Fissure (Gallimard), de Carlos Spottorno et Guilermo Abril, consacrée à l’afflux de réfugiés aux frontières de l’Europe, deux publications parues en 2017. Dans les deux cas, on constate que le roman-photo est presque devenu tout aussi proche de la bande dessinée que de la photographie.
Et puis, surtout, l’exposition du MUCEM, en 2018, tout à fait exhaustive, qui présentait en outre plusieurs détournements du genre.
La littérature s’est, elle aussi, emparée du genre, avec deux tentatives de Benoît Peeters et Marie-Françoise Plissartd, Mauvais œil et Fugues, tous deux aux Editions de Minuit, guère soupçonnables de faire dans le roman-photo populaire. Mais pour les amateurs de photo, si on pense à cette forme de narration texte-image, c’est probablement le nom de Duane Michals qui viendra en premier à l’esprit, quoiqu’il s’agisse chez lui plus de courtes séquences/histoires que d’un véritable roman. Pourtant, certains récits en boucle ou d’autres évoluant du microscopique au macroscopique rejoignent indéniablement des figures utilisées aussi dans la littérature.
Alors comme l’interaction photo-texte nous passionne, la curiosité pour l’ouvrage d’Hugues Jallon était vive. Une petite conversation téléphonique nous a permis de clarifier quelques points.
Hugues Jallon : Dans le livre, l’utilisation des photos correspond à un raisonnement interne au projet. Je voulais raconter cette histoire d’amour du point de vue de l’héroïne et j’avais besoin de la faire exister autrement qu’avec des mots. Les photos m’ont servi à ça, parce que, pour raconter une histoire d’amour, les mots… Barthes l’a très bien expliqué dans les Fragments d’un discours amoureux (paru en 1977) : le langage de l’amour se répète malgré la variété des histoires. Le vocabulaire amoureux est un patrimoine commun qui s’épuise rapidement.
ViensVoir : Vous êtes l’auteur des photos ?
Hugues Jallon : Oui, mais je ne revendique pas d’avoir fait des photos artistiques, car je ne suis pas photographe. Par contre, j’avais une curiosité pour le roman-photo, et la volonté de détourner le genre. Je reprends le code du roman-photo, mais je ne le respecte pas : par exemple, j’ai travaillé en caméra subjective (ie : la photographie épouse le regard de l’amant), ce que ne s’autorise jamais le roman-photo. Autre exemple : je n’ai pas utilisé de phylactères comme il y en a habituellement dans les romans-photos. Mais j’insiste sur le fait qu’il n’y a aucun second degré par rapport à la forme roman-photo, c’est une forme qui m’a stimulé.
VV : Comment avez-vous pensé ces photos ?
HJ : J’ai imaginé des scènes précises, choisi une comédienne. Il fallait que tout ça n’ait pas l’air trop durassien.
VV : Vous n’avez pas eu peur du phénomène d’identification, du fait de figer un personnage en lui attribuant des traits réels ?
HJ : Ah si ! A un moment, ça a complètement paralysé mon écriture. On fait exister un personnage dans l’imaginaire littéraire et puis voilà qu’il prend un visage et un seul. Un écrivain a forcément peur de la puissance de l’image, peur qu’elle écrabouille le texte. Je m’étais dit que de toutes façons, aucun visage ne collerait à la femme que j’avais en tête. Et parmi les photos retenues, il y en a plusieurs où la comédienne affirme ne pas se reconnaître.
VV : Les photos ne ponctuent pas vraiment le récit. Elle sont quasi-absentes de la première moitié du texte, puis vient un bloc d’images assez important, et elles finissent par se raréfier.
HJ : L’idée, c’était qu’à un moment, le texte s’arrête et que les photos prennent la suite de cette suspension du récit. Mais qu’elles se fassent discrètes. C’est pour ça qu’elles sont en noir et blanc, que le livre n’a pas été imprimé sur papier glacé. Les images doivent s’intégrer au texte, il faut presque qu’on puisse passer à côté.
Nul ne passera pourtant à côté de la magie de ce livre aux scènes lancinantes, suspendues entre le cinéma d’Antonioni ou celui de Resnais. Et même si Hugues Jallon revendique surtout l’influence de La Jetée de Chris Marker, il aborde cette forme texte et photo avec quelque chose de l’écriture exploratoire de Michel Butor. Le jeu des images, au milieu de toutes ces références, constitue une envoûtante expérience de lecture.