Une tribune à quatre mains sur l’état de l’art contemporain aujourd’hui.
La concomitance de deux articles sur le blog, celui sur le Salon de Montrouge, signé Laure Chagnon, et celui sur l’artiste brut José Manuel Egea a permis d’ouvrir un questionnement sur un certain glissement qui touche les pratiques artistiques contemporaines, induisant un art pré-pensé, qui se promène avec, sous le bras, le cahier des charges de son futur projet . Un art qui, connaissant son coeur de cible (selon l’expression des marketeurs) ne saurait le rater.
Nulle attitude passéiste dans cette critique (je crois que ceux qui n’aiment qu’exclusivement l’art du passé aiment le passé plutôt que l’art), mais le désir de ne pas occulter du champ artistique la nécessité de singulariser la pratique artistique plutôt que de la formater.
Il m’apparait intéressant, pour nourrir le débat, de donner la parole à une jeune artiste fraîchement parvenue sur le marché de la visibilité artistique et d’écrire un article à quatre mains.
Camille Sauer est une des artistes présentées au Salon de Montrouge cette année, et je crois bien comprendre (= prendre avec soi) son travail. Elle me semble précisément faire partie de ces artistes qui développent une voie irréductiblement personnelle et s’inscrivent dans la contemporanéité sans se fondre dans ses codes. Pour preuve, une certaine intemporalité dans ses diagrammes savants (voir en fin d’article, le commentaire sur l’image de Une), et ses questionnements géométrico-anthropologico-esthétiques qu’elle expose dans des performances quasi-pédagogiques. On ne s’étonnera pas qu’elle soit férue d’échecs et de musique tant ses oeuvres exploitent la notion de combinatoire. Enfin, Camille est un personnage, toute en rouge et noir, mélange détonnant d’érudite humaniste et de prestidigitatrice. Elle joue et pour elle, c’est très sérieux.
Camille Sauer, solo :
Est contemporain ce qui appartient au moment présent. Est contemporain l’artiste qui pourra apporter suffisamment de présence à son époque.
L’art contemporain se veut contemporain dans la capacité qu’il a à absorber la création sous toutes ses formes, pourvu qu’elle soit présente ou présentement exprimée. Présentement exprimée par ceux qui instituent et définissent l’environnement culturel de celui qui décide d’être artiste. L’art contemporain, c’est l’espace et le temps d’une génération d’artistes qui s’interroge sur sa propre résignation et sur les objets que l’esprit aurait pu produire sans ce sentiment. Il y a dans cette tendance contemporaine, l’expression d’un acte manqué ressenti de tous mais acté par aucun. Nul ne sait quand ni comment la condition de création s’est mise à dépendre d’un autre que soi. Nul ne questionne ce qui saurait s’inscrire dans la normalité d’une époque.
Il est ainsi bon de se demander si au sein de cette société qui estime que la valeur d’un prix définit la valeur d’une oeuvre, l’artiste reste suffisament libre pour extraire hors de lui les formes qui l’habitent. En somme, l’artiste n’a t-il pas cédé sa propre condition de création avant même d’avoir songé à créer ? S’exprime ainsi chez l’artiste contemporain, un comportement symptomatique qui est celui de poser des conditions à son art dès qu’il daigne l’exposer.
Fort heureusement, au sein de cette guerre interiorisée par la force-d’être d’un système culturel sclérosant, la force-née de certains autres artistes rentre en résistance. Cette résistance, c’est celle qui est portée par ceux pour qui la condition d’existence dépend de la création. S’exprime ainsi chez eux un besoin de créer qui n’est pas sans rappeler la Gestaltung exprimée par Hans Prinzhorn dans son livre intitulé l’Expression de la folie.
La folie, c’est l’expression d’une pulsion de vie que nul ne pourrait prétendre canaliser. Tandis que certains s’adonnent au jeu du mimétisme et de la répétition, l’artiste doué de cette folie, crée ses propres perspectives d’avenir par l’Art. C’est un artiste au service du réel en perpétuel conflit avec l’imagerie collective. Son besoin d’extraire hors de lui les formes de son esprit est plus fort que toute tentative de camisole. L’artiste qui s’inscrit dans le réel n’a d’autre choix que d’être ce qu’il est parce qu’il n’appartient à rien d’autre qu’à lui-même.
Quand j’y pense, le danger d’un système qui se veut officiel, c’est celui de ne pas tenir compte de celui qui officie véritablement. L’art contemporain est ainsi un art qui témoigne d’une simultanéité des pratiques individuelles au profit d’une idée collectée. Cette idée c’est celle d’un art qui ne se donne pas de perspectives d’évolution et qui se réfugie dans le concept d’un présent éternel. En persistant ainsi, j’ai bon espoir de croire qu’un jour cette image ne s’épuise au profit d’une réalité bien plus frontale. Celle de l’expérience immédiate d’une oeuvre qui aura su échapper à l’éternité.
* Mais c’est quoi cette image de Une ? Elle est l’oeuvre d’Opicinus de Canistris, prêtre et érudit (à cette époque, c’est un pléonasme !) italien du XIVème siècle, dont vous connaissez certainement les cartes anthropomorphes. Mais ici, c’est un extraordinaire diagramme autobiographique : chaque cercle représentant une année de vie découpée en semaines dans lesquelles viennent s’inscrire les principaux évènements de la vie privée de l’auteur. Je l’ai découverte, ainsi que beaucoup d’autres, dans le livre Penser par Figure, de Jean-Claude Schmitt, paru chez Arkhé. Et c’est bien sûr un hommage à la démarche de Camille Sauer, qui, elle aussi, élabore des figures et invente de nouvelles manières de combiner des concepts pour construire de la pensée.