La photo est-elle libre à l’intérieur du smartphone ? Son format s’épanouit-il librement ou est-il contraint par la taille de l’écran et la manière dont la main le présente à notre regard ? Et au final, le smartphone nous oblige-t-il à repenser la manière dont on lit les photographies ?
Dans un précédent article, nous nous interrogions sur la façon dont le format d’une photographie (horizontal, vertical ou carré) prédéterminait son contenu. Il était donc implicitement question d’une photographie correspondant à ces formats historiques transférés aux technologies actuelles (appareils photos numériques ou ordinateurs). Mais nous savons bien qu’aujourd’hui, un nombre considérable de photos se créent et se regardent selon le format des écrans de smartphones, à tel point que ces outils semblent prendre le pas sur le contenu qu’ils permettent de visualiser.
Préalable : parler de la photo comme d’un objet ayant une sorte d’existence idéelle est déjà abusif. Les photos ne sont pas des papillons qui volètent et viennent parfois se poser sur un support (papier photo, magazine, écran, plaque d’aluminium). Chaque photo prend, sur son support, une forme d’existence singulière. Autrement dit : une même photo, imprimée en petit format dans une publication, change une part de sa nature si elle se trouve reproduite sur une bâche géante exposée en plein air. C’est la même matrice d’origine mais ce n’est plus le même objet. Il faudrait donc distinguer, pour la suite de notre réflexion, les photos qui se regardent sur le smartphone mais ont été conçues et formatées sur un autre médium, de celles qui sont générées sur le smartphone et conaturelles à son usage.
Alors, bien sûr, les formats développés dans notre premier article existent encore quand ils sont transférés sur smartphone, et il est possible de les visualiser dans leur taille d’origine. Mais il faut bien constater que l’on prend aujourd’hui moins en compte le format original quand on consulte une image. Je le remarque quotidiennement dans mes cours : si, pendant une projection de photos, j’évoque le nom d’un photographe qui ne figure pas dans ma sélection d’images (par exemple Michael Kenna ou Gregory Crewdson), la moitié des étudiants se précipitent sur leur smartphone pour voir à quoi ça ressemble et partage ses trouvailles avec l’autre moitié. Ils ne sont nullement préoccupés par le format d’origine de la photo, mais plutôt par la recherche de caractéristiques stylistiques permettant d’identifier et classer rapidement le photographe en question. La lecture de l’image est centrée et réduite (concentrée sur quelques éléments). Il n’est pas vraiment question de recadrage, mais plutôt d’un autre type de regard entraîné par l’outil-smartphone.
Est-ce à dire qu’une photo de Cartier-Bresson visualisée sur smartphone perdrait nécessairement ses qualités de cadrage au millimètre dès lors qu’elle s’affiche sur l’écran ? Pas vraiment, parce que l’image, si elle est déjà connue de celui qui la regarde, éveille le même écho. Mais il est indéniable que la photo ne se déploie pas de la même façon que sur un autre support. Et que sa lecture s’en trouve transformée : elle semble être la surface de l’eau d’une piscine à débordement, prête à couler par-dessus les bords arrondis de l’appareil. Ce qui est certain, c’est que le smartphone appelle une lecture simplifiée.
Maintenant, observez les différents utilisateurs de smartphones dans un lieu public. Prenons les transports en commun. Si quelques utilisateurs visualisent des séries télévisées en le tenant en position horizontale, la grande majorité l’utilise dans la position verticale, laquelle est ajustée à la prise en main et à la liberté du pouce qui manipule les fonctions et permet de scroller (c’est donc à ça que sert le fameux pouce opposable qui nous propulse tout en haut de l’échelle de l’évolution). C’est dire qu’il n’est plus vraiment question de format horizontal, vertical ou carré : le format vertical a pris le pouvoir, puisqu’il est le plus adapté au format de l’écran. Logiquement, c’est donc celui qui est proposé dans les applications telles que Snapchat.
Conclusion : la question s’est retournée. Le format ne prédétermine plus un contenu, il est ergonomiquement lié à un usage. L’important est que la photo tienne dans la main. Le smartphone, plutôt qu’un médium, s’apparente plutôt à un objet transitionnel qui nous maintient en lien avec le monde tout en nous permettant de valider notre image au sein de celui-ci. Soit une forme évoluée du miroir de poche. Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est le plus… Débile à l’aide des filtres Snapchat !
Ainsi la photo a-t-elle enfin atteint le projet d’origine telle que le définissait l’un de ses inventeurs, William Henry Fox Talbot, celui d’être le miroir du monde.