Directions photographiques : analyse des nominés de la troisième édition du Prix de l’Elysée

Papakente, a Ndjuka gold digger shows his rings, Chinese market in front of Grand Santi, Surinam, de la série Cham, Série Obia, 2014 © Nicola Lo Calzo

Pépites de la photographie contemporaine à travers les nominés du Prix du Musée de l’Elysée de Lausanne.

English version included below

Un prix photographique ne récompense pas seulement un(e) artiste ou un projet. Il dresse aussi un état des lieux de la création photographique : il permet d’établir la carte du champ d’action couvert par le médium tout en témoignant des différentes approches artistiques utilisées.
Car bien sûr, la photographie change. Et si toutes les démarches artistiques continuent de cohabiter (rassurez-vous, la street photography n’est pas morte), des démarches reviennent, des tendances se dégagent.

Pessaries, de la série A History of Misogyny, Chapter One, On Abortion, 2017 © Laia Abril

Ces tendances justement, posent question. Certains contempteurs y voient un phénomène de mode, d’autres une résultante de l’enseignement des écoles d’art. Mais il est permis de penser qu’elles sont aussi révélatrices de mouvements de fond, de nouvelles manières de travailler l’écriture photographique. Et comme il n’est pas rare que l’offre crée le besoin, on peut deviner que certaines tendances, notamment celle du projet photographique comme ensemble historique ou scientifique, est aussi une réponse à toutes les formes d’appel à projet (résidences, prix, expositions) qui précisément, demandent à l’artiste un projet écrit, documenté, détaillé étape par étape et budgété. L’artiste adopte une approche entrepreneuriale et cela se traduit évidemment à travers ses formes de création.

Ma mère s’appelait Rose-Marie, 1964© Claude Baechtold

Le terrain d’étude était tout trouvé puisque samedi dernier, pendant la Nuit des Images, le Musée de l’Elysée de Lausanne annonçait les huit nominés de son prix, parmi lesquels se trouverait le futur successeur de Matthias Bruggmann (à lire ici).

De ces huit nominés, dont certains ont un travail déjà bien identifié par le public européen, se dégagent donc des tendances révélatrices de la photographie contemporaine. Voyons cela d’un peu plus près. Qui sont les photographes d’aujourd’hui et comment travaillent-ils ?

Ces photographes sont avant tout des constructeurs de projets ou de récits. Leur approche est très organisée, ils se mettent presque dans la peau d’un chercheur universitaire. Ainsi Mathieu Asselin, après l’exploration de l’univers très controversé du géant des biotechnologies agricoles, Monsanto, prépare-t-il un nouveau projet sur l’histoire du VIH. Deux années de recherche, de documentation et d’écriture du projet avant même la première prise de vue. Le photographe commence par être historien, scientifique, archiviste, enquêteur : ce qui m’intéresse, ce sont les liens entre les évènements. Mon travail, c’est de faire ces connexions. Et il faut que j’aie toute l’histoire dans ma tête avant de me lancer dans la traduction photographique. En fait, j’attaque un projet comme un directeur de film. C’est un travail en équipe, une collaboration avec un écrivain, un designer, un commissaire. (Mathieu Asselin).

Choccolocco Creek, West Anniston, Alabama, from the series Monsanto A Photographic Investigation, 2012 © Mathieu Asselin

Aussi ouvert sur le monde extérieur que soit son travail, aussi désireux soit-il de rendre compte de l’histoire et de l’actualité, le photographe contemporain met souvent son intimité et son autobiographie en jeu dans son projet. Et ne croyez pas qu’il soit forcément rompu à l’exercice du discours tout préparé. Tandis qu’assis dans l’herbe sur les pentes du Musée, Luis Carlos Tovar me racontait l’histoire de son père enlevé par les FARC en Colombie, son silence sur cette épreuve et ce qu’il en restait désormais : quelques titres de livres, un herbier des plantes amazoniennes, des papillons ; tandis qu’il rêvait à ce qu’il écrirait photographiquement avec cette matière (ou avec d’autres supports que des photos), sa gorge s’est nouée plusieurs fois.

Tout ira bien, 2018 © Claude Baechtold

Et bien sûr, j’ai été très touché par le projet de Claude Baechtold : « Tout ira bien ». A la mort de leurs parents, Claude et son frère ont cherché une lettre que ceux-ci leur aurait laissée. Ils ont fouillé et classé toutes les archives familiales. Mais rien. Quand mon père a appris qu’il était atteint d’un cancer et qu’il allait mourir, il était très étonné. On est pris de court par la mort. On sait bien que tout le monde doit mourir mais on se dit … Est-ce que moi aussi je dois mourir ? ( Claude Baechtold ).

Cette histoire, Claude la porte comme l’adulte d’aujourd’hui traversé par l’enfant d’hier. Alors, vingt ans plus tard, il a décidé d’écrire cette fameuse lettre, entrecroisée de diapositives, tirages, objets liés à la photo. Une mémoire se déploie, s’invente, volette vers des futurs inaccomplis, à moins qu’ils ne soient encore en gestation. La maquette du livre est déjà très prometteuse…

Alinka Echeverria © Mathilda Olmi

Par ailleurs, les photographes contemporains continuent à explorer les possibilités physiques du médium. Alinka Echeverria travaille sur les images iconiques qui se gravent dans notre inconscient collectif. Elle se propose de les retravailler (en cyanotype) pour accentuer leur dimension d’empreinte de mémoire collective. Est-ce parce qu’elle est de nationalité mexicaine qu’elle place le soleil au centre de sa réflexion ? Toute l’énergie du monde vient du soleil. Et le cyanotype est la technique la plus proche de l’effet donné par le soleil. ( Alinka Echeverria )

Enfin les photographes d’aujourd’hui sont les témoins engagés de l’actualité. Leur appareil photo prend la parole mais ce ne sont plus forcément les images arrachés aux situations les plus extrêmes qui les attirent. Ils veulent rendre compte de la complexité des évènements du monde. Ce qu’ils nous donnent, ce sont des images-outils pour analyser, comprendre et ressentir. De sa voix douce, Nicola Lo Calzo soulève la figure de Binidittu, surnom de l’ermite Saint Benoît le More, premier saint noir de l’Eglise catholique et choisi comme saint patron de Palerme. Pour ce premier volet de son projet, Nicola prend appui sur ce saint sicilien longtemps oublié, mais dont le culte renaît aujourd’hui, pour élaborer une réflexion sur la manière dont nous accueillons et acceptons les migrants. Il se dégage de Nicola une force et un humanisme serein qui donne envie de l’accompagner : il saura nous ouvrir les yeux.

Nicola Lo Calzo © Mathilda Olmi

Car le photographe contemporain est au centre des histoires, de l’Histoire, de la Géographie et de la Politique, et surtout, parmi les vivants.




Merci au Musée de l’Elysée pour avoir organisé toutes ces rencontres avec les nominés du Prix.
Retrouvez l’ensemble des nominés ici.

English version
Photo directions: analysis of the nominees of the third edition of the Elysée Prize.

Highlights of contemporary photography through the nominees of the Prix du Musée de l’Elysée de Lausanne.
A photographic prize does not only reward an artist or a project. It also draws up an inventory of the photographic creation: it makes it possible to establish the map of the field of action covered by the medium while testifying to the various artistic approaches used.
Because, of course, photography changes. And if all artistic approaches continue to coexist (don’t worry, street photography is not dead), approaches return, trends emerge.
These trends raise questions. Some contemplatives see it as a fashion phenomenon, others as a result of art school teaching. But it can be thought that they are also revealing of background movements, new ways of working photographic writing. And as it is not uncommon that the offer creates the need, one can guess that certain trends, notably that of the photographic project as a historical or scientific whole, is also a response to all forms of call for projects (residencies, prizes, exhibitions) which precisely, require the artist a written project, documented, detailed step by step and budgeted. The artist adopts an entrepreneurial approach and this is obviously reflected in his creative forms.

The field of study was all found since last Saturday, during the Nuit des Images, the Musée de l’Elysée in Lausanne announced the eight nominees for its prize, among whom would be Matthias Bruggmann’s future successor.
From these eight nominees, some of whom have a work already well identified by the European public, emerge trends revealing contemporary photography. Let’s take a closer look. Who are today’s photographers and how do they work?

These photographers are above all builders of projects or stories. Their approach is very organized, they almost work as university researchers. Thus Mathieu Asselin, after exploring the highly controversial universe of the agricultural biotechnology giant, Monsanto, is preparing a new project on the history of HIV. Two years of research, documentation and writing of the project even before the first shooting. The photographer begins by being a historian, scientist, archivist, investigator: « What interests me are the links between events. My job is to make those connections. And I need to have the whole story in my head before I go into photographic translation. Actually, I’m attacking a project like a movie director. It’s a team effort, a collaboration with a writer, a designer, a curator. » (Mathieu Asselin).

As open to the outside world as his work may be, as eager as it is to give an account of history and current events, contemporary photographer often bring his intimacy and autobiography into play in his project. And don’t think he necessarily has a prepared speech. While sitting in the grass on the slopes of the Museum, Luis Carlos Tovar told me the story of his father kidnapped by the FARC in Colombia, his silence on this ordeal and what was left of it: some book titles, a herbarium of Amazonian plants, butterflies; while he dreamed that he would write photographically with this material (or with other supports than photos), he has been moved several times.
And of course, I was very touched by Claude Baechtold’s project: « Everything will be fine ». When their parents died, Claude and his brother looked for a letter that they would have left them. They searched and filed all the family archives. But nothing. « When my father found out he had cancer and was going to die, he was very surprised. We’re caught off guard by death. We all know that everyone must die, but we say to ourselves… Do I have to die too? » ( Claude Baechtold).
This story, Claude carries it as the adult of today crossed by the child of yesterday. Then, twenty years later, he decided to write this famous letter, intertwined with slides, prints, objects related to photography. A memory unfolds, invents itself, flies towards future unfulfilled, unless they are still in gestation. The model of the book is already very promising…

Contemporary photographers continue to explore the physical possibilities of the medium. Alinka Echeverria works on iconic images that engrave themselves in our collective unconscious. She proposes to rework them (in cyanotype) to accentuate their collective memory imprint dimension. Is it because she is of Mexican nationality that she places the sun at the centre of her life? « All the energy in the world comes from the sun. And cyanotype is the technique closest to the effect given by the sun. » ( Alinka Echeverria)

Finally, today’s photographers are committed witnesses to current events. Their camera speaks for them but it is no longer necessarily the images torn from the most extreme situations that attract them. They want to account for the complexity of world events. What they give us are images-tools to analyze, understand and feel. With his soft voice, Nicola Lo Calzo raises the figure of Biniditttu, nickname of the hermit Saint Benedict the More, first black saint of the Catholic Church and chosen as patron saint of Palermo. For this first part of her project, Nicola draws on this long forgotten Sicilian saint, whose cult is reborn today, to elaborate a reflection on the way we welcome and accept migrants. Nicola’s strength and serene humanism make us want to accompany him: he will open our eyes.

The contemporary photographer is at the centre of stories, history, geography and politics, and especially, among living people.

Thanks to the Musée de l’Elysée for organising all these meetings with the nominees for the Prize.
Find all the nominees here.