Comment déterminer le sujet d’une photo ? (2/2)

© Paul Shambroom, B83 1-megaton nuclear gravity bombs in Weapons Storage Area, Barksdale Air Force Base, Louisiana, 1995

Déterminer le sujet d’une photo n’est pas toujours facile. Mais ça peut devenir l’enjeu passionnant d’un travail sur l’image capable de nous entraîner bien loin du réel représenté. A condition d’avoir différencié les types de photographies. Suite et fin de notre premier article.

Je ressens un pincement à chaque fois qu’un raisonnement théorique commence par LA photographie, comme si elle était dotée d’une nature unique. Il serait plus juste de corriger en précisant LES photographies. Comme une manière de reconnaître que lorsqu’on développe une théorie sur le medium, elle s’applique rarement à toutes les occurences photographiques : il s’en trouvera toujours une pour passer entre les mailles du filet et rendre la théorie discutable.

Les types de photographie

Nous devrions alors distinguer différents types de photographie :

De certaines, nous dirons qu’elles restituent le réel sous une forme unitaire, pleine : simple, au sens chimique du terme (indécomposable). Elles en appellent à une lecture directe, presque évidente. Nous pourrions avancer que c’est le cas de toute photographie qui impose en premier lieu sa dimension documentaire. Elle est ce qu’elle est : du visible à nu.

Il semblerait qu’il n’y ait alors aucune difficulté à en déterminer le sujet puisque celui-ci occupe entièrement l’espace qui lui est dévolu (tiens, tiens, le rapport du sujet à l’espace de la photo). Ainsi la paire de chaussures photographiée par Walker Evans.

Walker Evans, Floyd Burroughs’ Work Shoes, 1936, from Let Us Now Praise Famous Men. Courtesy of the Library of Congress

Le problème de la
photographie formelle

Là où ça se complique un peu, c’est devant une photographie dite formelle ou formaliste.

Le sujet de la photo n’y est alors plus vraiment (ou plus seulement) l’objet représenté puisque la manière dont il est représenté prend le pas sur l’objet lui-même. Cet objet constituera plutôt une matière première, un prétexte pour une photographie qui dévie de la représentation du réel pour aller vers une forme d’abstraction ou, dans certains cas, de symbolisation. On pourrait dire qu’il s’agit là d’une sorte d’équivalent photographique de la notion de picturalité.

© Alexander Rodtchenko, 1931

Dira-t-on alors que la manière de représenter est devenue le sujet de la photo ? Oui, d’une certaine façon, si on admet que la manière de représenter, surtout quand elle s’inscrit dans un style identifiable, relève d’une forme de vision du monde. Le sujet de la photo, c’est alors un certain regard sur le monde, une certaine manière de le poétiser. Et c’est un véritable défi que de tenter d’exprimer cette vision en mots. Essayez par exemple avec Henri Cartier-Bresson : quelle vision du monde se dessine à travers sa photographie ? Difficile certes, mais préférable à l’expression plutôt vague de jeu des formes.

Une autre dimension
derrière la photo

Mais reconsidérons le premier type de photographie : le sujet ( ce qui se montre, ce qui parle) est-il aussi simple que nous l’avons laissé entendre ? Ainsi, la paire de chaussures de Floyd Burroughs photographiée par Walker Evans n’est-elle qu’une paire de chaussures ?

Aussi concret, aussi physique que soit l’élément photographié, il n’absorbe pas forcément toute la lecture de l’image. Flottant au-dessus du visible peut apparaître une forme de réflexion ou de méditation qui relierait la photographie à d’autres univers. Ici, par exemple, une référence directe aux Vieux Souliers peints par Van Gogh (et qui ont constitué le déclencheur de L’origine de l’oeuvre d’art, conférence de Martin Heidegger) ou bien une sorte de poème essentiel sur la condition humaine d’arpenteur de territoires.

Vincent van Gogh, Shoes, September–November 1886, Oil on canvas, Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation)

Pour qu’un tel potentiel repose dans la photographie, il est nécessaire que le photographe l’ait chargée d’intentions et de références (pas forcément conscientes). Et plus riche sera l’arrière-monde du récepteur (le spectateur), plus riche sera sa lecture de l’image (quitte à s’éloigner d’elle jusqu’à se perdre parfois, ce qui, dans l’expérience artistique, n’est peut-être pas si grave).

Décoller du réel

Enfin, certaines photographies prennent la tangente. Certes, la matière première en est bien encore et toujours le réel. Mais elles n’y adhèrent que pour mieux s’en échapper, le transporter dans une autre dimension. Les décrire ne saurait suffire à les expliciter. Il faut manier des concepts, des pensées ou faire appel à d’autres images. Ou bien encore, écrire un texte, un poème, quelque chose qui résonnerait, ferait écho. Une rêverie, une dérive prenant la photographie pour prétexte (pré-texte).

©Shōji Ueda Office

Essayons avec cette photo de Shoji Ueda. Un homme, torse nu, les jambes écartées se tient sur une jetée au bord de la mer. Il porte une fenêtre qui opacifie son torse et son visage. Comparé à la large portion de ciel, il n’occupe qu’une petite partie inférieure de la photo, fermée sur la droite par un escarpement.

Voilà, les mots ont fait leur travail de description. Et pourtant, de cette photo, je n’ai rien dit. Car ce qu’elle porte, c’est une réflexion sur la place de l’homme dans le paysage, sur le fait qu’une vie n’est qu’un petit cadre dans un plus vaste, que nous ne restons que quelques instants dans le cadre plus large du monde de la nature. De la métaphysique née d’une photographie. Et si l’on avance que c’est là une surinterprétation et que le photographe ne visait peut-être pas si haut, je répondrai qu’après tout, une poétique n’est jamais sans lien avec la métaphysique.

Traverser la photo

Revenons à nos chaussures, pour mieux viser la lune. Justement, dans « On a marché sur la lune », l’album de Tintin, à la page 16, le capitaine Haddock, qui n’a pas eu le temps de lacer ses chaussures à semelle magnétique s’élève brusquement à la verticale au-dessus du sol, en apesanteur (dont il fait la douloureuse expérience quelques pages auparavant).

C’est ainsi que nous devrions regarder certaines photographies, pour mieux les traverser et en atteindre le sujet : en quittant les semelles de plomb qui nous collent au réel.

© Margaret Bourke-White, Czech worker, 1938