Les légendes ont la vie dure. Surtout quand elles ont le pouvoir de fédérer un territoire comme le Gévaudan, à l’écart des grands axes touristiques. Car sans la bête, qui connaitrait le Gévaudan ? Deux cent cinquante ans plus tard, la fameuse Bête reste l’unes des valeurs sûres de la presse historique, toujours friande d’énigmes irrésolues. Mais plutôt que de faire couler de l’encre, nous, on préfère qu’elle fasse appuyer sur le déclencheur. Surtout quand c’est Swen Renault qui est derrière l’appareil, et qu’il nous donne accès à sa documentation.
Que la traque commence…
La démarche de Swen Renault est tout à fait représentative de la manière dont un photographe d’aujourd’hui monte un projet photo : travail documentaire en amont, photographie en immersion sur le terrain, en plusieurs étapes, editing précis de ce matériel visuel, construction de la série complétée par quelques nouvelles recherches documentaires. Le tout finalisé sous forme de maquette en vue d’une publication.
Un projet naît souvent d’une étincelle autobiographique. Pour Swen, les racines familiales sont liées à la Lozère. Alors, forcément, l’histoire de la bête a fasciné l’enfant. Mais c’est en août 2015 qu’il lance les premières recherches. Articles de revues, blogs, livres, c’est avec boulimie qu’il se plonge dans les documents. Il répertorie des lieux : une carte piquetée d’épingles recense les apparitions de la bête (entre 80 et 130 attaques de 1764 à 1767), les sculptures qui lui sont dédiées et les divers sites touristiques plus ou moins légitimes qui lui sont consacrés. Non par désir de faire un catalogue complet, mais pour mettre les choses à plat. Se donner une matière comme point de départ.
Le but : apporter un regard neuf et photographique sur la seule légende qui ait laissé des traces réelles, palpables. Et bien sûr, axer sur le visuel puisque les seules traces enregistrées correspondent à des sources écrites.
Swen Renault : J’ai commencé le projet photographique en octobre et j’ai été pris par l’ambiance de ces lieux. Des paysages sombres, austères. Moi qui suis plutôt joyeux, je me suis retrouvé face à une pratique plutôt morbide. Mais en même temps, j’étais touché par cette image d’une France isolée, avec des territoires très peu urbanisés. Tu marches dans un pré et tu réalises que les pierres qui séparent les champs sont celles qui ont été posées là il y a cinq cents ans.
A l’époque, je n’avais pas le permis donc j’ai fait équipe avec ma grand-mère (quatre-vingts ans) pour aller d’un lieu à l’autre. C’était d’autant plus utile qu’elle a une connaissance intime de la région et de la manière d’entrer en contact avec ses habitants.
On imagine aisément le couple en vadrouille, Swen penché sur la carte d’état-major pour y déchiffrer un nom qui ferait écho à celui figurant sur un procès-verbal du XVIIIème siècle.
Méthodique sans être exhaustif, va s’atteler à re-photographier certains lieux repérés sur Google Street View. Deux exemples avec à droite, la photo prise par Swen :
On comprendra qu’il ne s’agit pas seulement d’obtenir une photo aux verticales bien droites et à la lumière plus homogène, mais aussi de cheminer à travers le pays, car chaque lieu visité ouvre potentiellement sur d’autres photographies.
Je fais remarquer à Swen que ses cadrages sont assez directs, avec un sujet toujours centré.
SR : j’ai besoin de centrer le sujet pour focaliser le regard et annihiler toute possibilité d’aller voir ailleurs.
Une stratégie d’autant plus compréhensible que la série éditée de Swen comprend quelques rapprochements d’images qui se complètent si bien qu’elles pourraient presque se recouvrir et se fondre : la morsure causée par un loup bien inoffensif (voir le dyptique qui ouvre l’article) ou le motif des yeux qui transpercent la forêt nocturne. Pour que cet effet quasi hallucinatoire fonctionne, il est nécessaire que les motifs occupent la même place dans l’image.
Cette photographie directe et centrée, on la retrouve dans la manière dont Swen a photographié, sur fond noir, certains objets de la prolifique collection de Bernard Soulier, spécialiste local de la Bête.
Ces goodies ponctuent l’ensemble de la série, s’offrant régulièrement en miroir à des représentations plus officielles de la bête. S’entremêlent ainsi l’histoire, le fantasme et le commerce, l’art officiel et l’art populaire. Presque un programme esthétique :
SR : c’est ce que je recherche artistiquement. Une photo où l’auteur ne se met pas en avant. Une approche qui crée des passerelles entre des personnes de culture populaire et d’autres appartenant au milieu artistique.
Nous revenons sur la méthode de travail et plus particulièrement l’editing. Swen insiste sur la rigueur qu’il met dans cette phase. Il importe chaque soir toutes les photos de la journée et les trie soigneusement pour n’en retenir que deux ou trois. Il me montre une série de paysages qu’il n’a pas conservés dans l’editing final. Etouffés par un gris cendreux, je les trouve impressionnants, porteurs d’une menace sourde. Quelques jours après, Swen m’appelera pour me dire qu’il va peut-être reconsidérer la place de ces paysages. L’oeuvre toujours en mouvement, en recomposition.
Et puis, vient la dernière photo.
SR : C’est l’endroit exact où la bête a été abattue. Il fallait finir là, pour ne pas trahir la vérité.
Là où l’histoire se termine. Et que le mythe commence.
Rendez-vous sur le site de Swen Renault pour voir l’ensemble de la série La Bestia et la maquette de la publication.