La capsule temporelle de notre chroniqueuse récidiviste, Isabelle Mangou, n’errera pas très longtemps dans l’espace infini puisqu’elle est adressée à SMITH, artiste pluridimensionnel.
Le 5 décembre 2022,
Cher SMITH,
Les spécialistes en littérature ou les écrivains le diront, une lettre qui est publique n’est pas une lettre. De même, une correspondance entre deux personnes qui serait publiée déchoirait immédiatement de son statut de « lettre ». Une vraie lettre, pour bénéficier de cette nomination, restera toujours une petite capsule secrète volante, adressée à une personne, qui la reçoit dans son intimité et à laquelle cette dernière sera libre de répondre ou pas. Donc, admettons-le, ceci n’est pas vraiment une lettre mais une sorte de lettre-fiction que je vous écris clandestinement. Si je connais bien votre travail, si mes recherches orbitent souvent autour des vôtres, je ne vous ai vu qu’une seule fois, au centre Pompidou, dans le cycle Planetarium, organisé par Matthieu Potte-Bonneville. Vous étiez deux intervenants ce soir-là et j’étais venue autant vous entendre vous, qu’écouter Violaine Sautter, pétro-géologue, scientifique spécialiste de la formation de la planète Terre et de Mars.
Vous étiez déjà tombé comme une météorite dans mon expérience, et en plus comme une évidence, à Arles en 2021. Votre thème photographique principal était celui de la Désidération, thème que vous avez poursuivi sur plusieurs années, de 2017 à 2022. Ce terme désigne un état de privation des étoiles ( de sidera) et un désir ( desiderium) de les retrouver. Car, ne plus pouvoir les observer plonge dans une nuit sans repères. Je me souviens du titre complet de votre exposition : Désidération, (Anamanda Sîn) du désastre au désir : vers une autre mythologie du spatial. Il y avait avec vous Lucien Raphmaj et le groupe Les diplomates.
Le lien aux étoiles et au cosmos s’est perdu visuellement du fait de l’industrialisation, de la lumière artificielle des mégapoles et de la pollution. La concentration des humains, leurs intérêts majeurs pour la prédation des ressources de la planète font que, dorénavant, l’espace devient comme étranger, séparé et attise encore plus un esprit de conquête. C’est ainsi qu’à l’inverse, vous allez déployer le désir de retrouver cette relation aux étoiles, aux systèmes cosmologiques, aux galaxies, lors d’un vaste voyage visuel dans les sciences, la photographie et l’art. Acte de réparation et de consolation, dites-vous.
Pour soutenir le lien entre la géologie de la planète et le cosmos, vous photographiez les lieux d’impacts des météorites tombant sur terre, que vous êtes allé voir sur place et que vous ré agencez en photographies ou installations. Vous les exposez aussi en présence réelle. Ou bien en posant la main sur l’une d’elle, votre caméra thermique enregistre la chaleur de son contact et visualise ainsi une image rougeoyante dès que vous avez enlevé votre main. Vous incluez aussi sous votre peau une petite météorite comme une minuscule capsule cosmique qui sera alors en totale porosité avec votre chair.
Le fait que vous soyez invités ensemble avec Violaine Sautter, était un moment que j’attendais car j’ai mis un temps incroyablement long, lié à mes ignorances, à comprendre qu’une espèce minérale était considérée par les scientifiques comme des « êtres » vivants. Les roches grandissent, rapetissent, se métamorphosent. Elles contaminent les autres chimiquement et avec leurs atomes fabriquent d’autres connexions, se « reproduisent », meurent parfois. Ce fut donc une porte d’entrée pour percevoir autrement le monde, un renversement écologique, un bouleversement dans mon savoir.
Car il a fallu intégrer que les roches avaient, de par leur activité chimique propre, apporté le kit nécessaire à la constitution des acides aminés et des briques de vie du vivant (sans forcement de lumière mais pas sans eau) et donc participé directement à notre apparition sur terre. Il a fallu donc admettre que des roches, nous en avions aussi en nous-même, comme les os calcaires de notre squelette. Or, ces roches et leurs compositions atomiques et chimiques viennent du cosmos, de l’explosion des étoiles. Si il n’y a plus d’un côté la terre et de l’autre le cosmos, et en conséquence, pas de coupure entre les deux, un paysage du cosmos n’existe donc pas, puisqu’on en fait partie. Un paysage de la terre ou bien sur terre pas plus. Cette dernière pensée a déjà été bien balisée ces dix dernières années par les écrits sociologiques, anthropologiques et philosophiques de l’écopensée actuelle.
En allant plus loin, vous avez dit et montré que pour en faire l’expérience sensible, pour ressentir les porosités de pierre, d’étoiles et de chair, il faut des personnages qui l’incarnent. Et comme Lucien Raphmaj l’écrit dans le prologue du livre « Désidération (prologue), il faut le faire « avec infiniment de discrétion, avec des images ». Ce seront vos magnifiques portraits photographiques et le voyage d’Anamanda Sîn.
Vous êtes un photographe prolifique qui manie les matériaux inorganiques, la lumière, les matières numériques ou analogiques qui s’entremêlent. Cela a quelques conséquences pour ceux qui regardent. Je vous le confie, et je ne sais pas si c’est un excès de mon imagination de l’envisager ou des influences directes, mais dorénavant, je ne pense plus à la photographie, dans sa pratique, sans le cosmos, sans la sensation de faire partie de ce dernier. Ceci est lié au maniement réel de toutes ces matières physiques et chimiques de la photographie, elles-mêmes issues de l’explosion des étoiles. Je ne pense plus non plus à la photographie sans aussi l’envisager comme un être vivant, produisant du vivant. Comme une métamorphose réelle, animée quoique inorganique.
Mais alors, comment se fabrique tout ça ? Vous disiez, lors de cette soirée de Planetarium, que pour entreprendre ce parcours photographique, vous aviez une nécessité vitale, celle d’ «un lieu à soi ». Mais celui-ci n’est pas localisé selon les coordonnées conventionnelles que l’on connaît, il se balade. Il s’épanouit comme un origami en tissant des relations intermittentes et fécondes, une nouvelle subjectivité plus vaste ou plus minuscule, selon les situations. Cela va beaucoup plus loin qu’un simple nomadisme à travers les frontières des pays, propre à nombre d’artistes. En créant, par exemple, des dispositifs de captation thermique et d’implantation d’une puce à l’intérieur de votre corps, vous pouvez percevoir, en temps réel et à distance, la chaleur des visiteurs qui passent dans votre espace d’installation. Cela vous permet de ressentir au plus intime de votre corps la présence de ceux qui circulent, des êtres qui surgissent puis s’absentent, pour ensuite en garder une trace visuelle. Cette sorte de hantise crée une porosité entre vous et d’autres, entre le plus intime et le plus extérieur.
Si j’aime tant ces déplacements inattendus, cette poésie de « fantômes performatifs », c’est qu’ils entremêlent la vie, l’absence, la mélancolie, et le désir. Cela bouscule aussi mon savoir usuel. Car votre configuration artistique entraîne, selon les termes de Lucien Raphmaj, une « a-mythologie sans tête et pleine de mites ». Elle est donc fourmillante d’insectes qui ont grignoté notre champ de connaissance. Cette a-mythologie aux constellations mouvantes, est pleine de trous, toujours à recomposer en reprenant et inventant des savoirs oraculaires, astronomiques, biologiques, écologiques.
Alors, je suis avec attention toutes ces ramifications, et je m’embarque avec vous.Je le fais d’autant plus volontiers que cela créé un champ d’identités flottantes. Si elles sont mobiles, elles sont malgré tout transmissibles car elles sont stabilisées sous forme de traces visuelles, sonores, d’images, de rêves, de langages, de performances, de songes en mouvement, d’histoires ou de fictions. Vous m’incitez ainsi à me déplacer et à toujours recombiner de nouveaux objets, de nouvelles images.
Je suis émue aussi quand je rencontre sur internet un de vos noms-d’usage passés, celui de Bogdan Chthulu Smith. Et vous avez eu d’autres noms passagers. C’était avant que vous ne le fixiez, le stabilisiez avec celui que vous portez actuellement. Ces hétéronymes sont bien plus que des pseudonymes, ils sont des avatars littéraires, des personnages de fiction, truffés de personnages réels. On trouvera l’origine du nom de Bogdan dans votre ouvrage SATURNIUM. Pour Chthulu, c’est un dialogue discret avec Donna Haraway, avec son invention déstabilisante du Chthulucène. Cette relation avec cette auteure américaine est une conversation souterraine, presque chthonienne, qui vous inscrit ensemble dans un nom avatar.
La perception d’Haraway du temps est comme la vôtre, celle d’un « thick présent », ce n’est pas vraiment un présent instantané. Ce temps est un humus, un compost, un entremêlement générateur qui fait naître une cohabitation entre vivants et non vivants, organismes, technologies, humains, non humains, machines. Il est un enchevêtrement aussi des lignes du vivre et du mourir, du passé, du présent, des fantasmagories du futur.
Et si je suis avec autant de plaisir votre travail, c’est que la continuation et la transmission des récits d’histoires vécues ou passées – sous une forme photographique et/ou celle d’installations – se fait par affiliation, en fil d’araignée, en rayonnement. C’est ainsi que se crée de « l’histoire dilatée», terme créé aussi par Haraway. On pourrait dire aussi de l’histoire augmentée.
Autre humus composite, autres histoires dilatées : combien de voyages a-t-on pu faire dans nos rêves nocturnes ? Vos somptueux portraits photographiques ferment les yeux dans des songes, si bien que par mimétisme nous fermons les nôtres aussi. Combien de fois, dans la vie, s’engage-t-on dans des enchevêtrements concrets et aventureux, sans être pris dans des préoccupations imaginaires et générales?
Et combien de fois nous nous dédoublons secrètement dans des personnages neufs? Car il y a bien d’autres personnages, noms ou contes que vous avez inventés. J’y ai déjà fait allusion avec votre conte musical et photographique à 4 mains, SATURNIUM. Il a été produit avec le musicien Antonin-Tri Hoang qui sait vriller le temps sonore sur lui-même. De nouvelles voix s’entremêleront, comme celle de l’astrophysicien Jean-Philippe Uzan qui éclairera les questions ardues du temps quantique et du temps musical. C’est ainsi que pleins de noms, de voix et de mains s’ajoutent toujours aux vôtres, se mélangent et contribuent à fabriquer des images, des films, des installations, des contes, des récits scientifiques.
La pratique qui est celle de composer des fables, pratique non domestiquée par la science littéraire ou artistique, permet de conserver la capacité de raconter. La faculté de forger des mots nouveaux, des personnages imprévus se fait d’autant plus intensivement quand ces fables sont peuplées de faits réels, à la fois délicats et sauvages, et de paradoxes féconds.C’est alors une force génératrice.
En terminant cette lettre, je me rends compte, que je n’ai pas décrit directement vos photos. Mais peut-on parler de ce qu’on observe quand une image irradie? Comme cette pierre Saturnium, dont vous racontez l’histoire, et qui fut trouvée à l’intérieur d’une météorite en 1908. Des décennies plus tard, elle a été extraite du fond d’un puits dans le laboratoire de Marie Curie. Il se trouve que cette pierre minuscule émet une bizarre et inconnue radioactivité, influençant la flèche du temps. Si on met dans le noir simplement un papier photo vierge à côté de cette pierre, une trace, peut-être une image apparaîtront. On se rendra compte alors que cette image aura affecté les horloges et courbé l’espace-temps.
Et c’est l’image de vous que je garderai précieusement.
Isabelle Mangou
Le site de la Galerie Christophe Gaillard.