L’art est une suite d’oeuvres et de questions. Le roman graphique de Néjib plonge au coeur de celles qui ont fait naître et scandé l’impressionnisme. Gros coup de coeur.
Pour qui aime la photographie d’aujourd’hui, il ya une sorte de logique à étendre son intérêt à tous les arts du récit en images. C’est pourquoi Viens Voir garde toujours un oeil sur la bande dessinée. D’une part, celle-ci a souvent choisi, ces dernières années, de prendre pour personnage un photographe (voir les autres chroniques de cette rubrique), et d’autre part, parce que le roman graphique développe des techniques de narration forcément inspirantes pour des photographes aux prises avec leur editing.
Stupor Mundi, de Nejib avait été une des bandes dessinées les plus marquantes de l’année 2016. Cette fresque historique, imaginait, au début du XIIIème siècle, la possible invention d’un procédé photographique. Une aventure pleine d’érudition, prenant place dans une histoire de la pensée et du regard.
C’est vous dire que la prochaine production de Néjib chez Gallimard Bande Dessinée était attendue avec impatience.
Et un titre qui, d’entrée, titille les proustiens : Swan. A une lettre près, le nom de l’amateur d’art de la Recherche, amoureux transi de la Dame en Rose, futur père de Gilberte, etc… Mais ici, Swan est un patronyme féminin, celui d’une jeune héroïne qui ne laisse personne lui dicter sa conduite. Bien décidée à apprendre la peinture dans le bouillon artistique parisien de la deuxième partie du XIXème siècle, elle va faire l’expérience d’un milieu dans lequel les femmes n’ont pas encore leur place.
C’est ce milieu artistique, celui de la naissance de l’impressionnisme que décrit Néjib. Aujourd’hui, parce que ses jardins font le bonheur des opérateurs touristiques et que ses peintures s’étalent sur les calendriers et les magnets de réfrigérateurs, on a oublié à quel point l’impressionnisme a pu être subversif. Car l’impressionisme, c’est une protestation, un engagement, une révolution. Une mise en danger artistique.
Néjib nous livre sa propre définition de l’impressionnisme :
Il n’existe pas de vraie définition de l’impressionnisme ; pas plus d’ailleurs que de l’art moderne. Du coup, comme ses acteurs sont «contre», il vaut mieux définir l’académisme. Il s’agit d’un programme très précis, qui consiste à dessiner d’après nature et à idéaliser selon l’antique. À l’époque, les proportions de la statuaire grecque étaient considérées comme un absolu. Les thèmes mythologiques et les scènes de guerre pontifiantes se prêtent parfaitement à cela. Le second aspect important est le fini du tableau, qui doit être parfait. Quand Manet présente Le Buveur d’absinthe, le tableau ne peut que faire scandale. Le sujet est odieux pour les académiciens et, en plus, son rendu ressemble plus à une ébauche qu’à une œuvre achevée, en tout cas selon les canons de l’époque. C’est vu comme une insulte, et c’est ainsi que le travail des impressionnistes va être perçu.
En 1859, la photographie a tout juste vingt ans, Paris est en train de changer de visage sous les coupes brutales de la chirurgie haussmannienne (voir les photos de Charles Marville) et les noms de Manet, Monet, Degas et Courbet soulèvent les passions.
Néjib fait revivre cette époque et ses questionnements avec passion et profondeur. Son trait relâché, parfois au bord de la caricature va pourtant à l’essentiel : décrire avec précision une personnalité, son caractère et ses émotions. Son découpage crée une lecture vive et entraînante, et l’économie des couleurs, en simples aplats, instaure de subtiles tonalités affectives.
Cela ne vous sautera peut-être pas aux yeux si vous vous contentez de feuilleter l’album en quelques secondes, mais Néjib est un grand de la bande dessinée d’aujourd’hui.
NB : pas de personnage photographe dans ce premier tome, mais un intrigant luminographe (à découvrir page 65)…
Le lien vers le site des Editions Gallimard Bande Dessinée.