Et si tout recommençait ? Si on inventait à nouveau la photographie ? Partons à la découverte d’un rêveur d’images et de ses incroyables machines photographiques .
Imaginez un chercheur un peu fou qui déciderait de réinventer la photographie à lui tout seul. Il y consacrerait ses jours et ses nuits pendant plusieurs années. A un moment, il y perdrait même ses cheveux et y brûlerait un amour. Cette quête apparaitrait d’autant plus extravagante que la machine qui change le réel en images (appelons-la boîte noire, chambre à tiroir, peu importe) aurait déjà été créée depuis presque deux siècles. Mais l’Odyssée elle-même n’est-elle pas un long détour pour retrouver le point d’origine ?
Sébastien Delahaye n’est pas un photographe comme les autres. La première fois que j’ai vu des images produites par l’une ses machines photographiques, j’ai été confronté à une sorte d’hallucination visuelle, quelque chose entre distorsion du visible et test de Rorschach. En contrechamp des images, sur son trépied, trônait un appareil photo un peu monstrueux, boîtier en contreplaqué bardé de scotch noir, mariage désaccordé entre une technologie élaborée et un rafistolage rudimentaire. Un appareil photo ? Non, un scanographe (magie de ce vocabulaire des marges qui fait dévier les expressions courantes) customisé par Barbara Massart, une artiste pluridisciplinaire travaillant dans les Ateliers de la S, à Vielsam, Belgique*. Un étrange fétiche…
Quel autre esthète qu’un amoureux de la technologie oserait prétendre qu’un appareil photo est lui même une œuvre d’art plutôt qu’un moyen de la créer ? Pourtant, si nous tournons notre regard de la photographie vers l’objectif, ce que nous voyons, ce n’est pas un simple outil mais une machine à voir : quelque chose qui ne se contente pas de refléter le monde mais lui donne forme. Un potentiel, ce qui constitue une définition possible de l’oeuvre d’art…
Débuts
photographiques
Né en 1986 à Douai, Sébastien Delahaye n’a pas emprunté, on s’en doute un peu, un chemin parfaitement rectiligne. Quand il se raconte, il est question de fac de cinéma, d’ateliers, d’écoles d’art ou photo, de cursus entamés puis interrompus. Rien d’une irrésolution chronique, plutôt l’affirmation douce d’un caractère indépendant, une maturation lente mais obstinée, une volonté de s’autoformer. Le temps nécessaire pour qu’un rapport au monde s’établisse. Quelques expériences fondatrices aussi. Par exemple, une certaine virée nocturne photographiée et filmée en suivant un copain venu récupérer la dépouille de son chien pour en extraire les canines afin de s’en faire un collier. Ou encore ce livre en exemplaire unique compilant les photos de cinq années de vie commune pour reconquérir le cœur de la belle envolée (méthode inefficace).
la question
du sujet
Mais tes sujets, c’était quoi ? Pas vraiment de sujet de prédilection. Je n’avais pas la vibe d’un reporter. Alors, beaucoup d’errance, marcher, aller dans des environnements où je ne serais jamais allé sans ça. Photographier pour essayer de comprendre. Ce qui m’importait, ce n’est pas ce que j’allais montrer mais d’essayer de parler de moi, comment je réagissais à ce que je voyais. Quand je tente de bien photographier un sujet, ça m’éloigne de lui. Pas de série, alors ? Je sais bien qu’il faut travailler en série, mais…
En fait, c’est l’outil qui est devenu mon sujet dans la mesure où c’est lui qui définit les photos que je prends.
J’ai commencé à travailler avec un sténopé parce que ça m’intéressait de me débarrasser du viseur. Mais, comme le temps de pose était trop long pour travailler sur la sensation du mouvement dans la ville, j’ai commencé à bricoler les appareils, en installant un obturateur et en poussant énormément des pellicules noir et blanc au développement. Avec un tel sténopé, j’avais les deux avantages : je n’étais plus obligé de cadrer rigoureusement et en même temps, je pouvais avoir un rapport physique avec le sujet. Mais les images, avec le noir et blanc, le grain et le flou de mouvement, n’étaient pas très originales.
Eurêka !
Je trouvais aussi un peu bête de ne pas utiliser le numérique et surtout, j’avais des problèmes d’argent donc les films et les développements finissaient par coûter trop cher. Alors j’ai désossé mes premiers appareils numériques, ce qui n’a pas servi à grand-chose d’autres qu’à les casser ! Trop minutieux, trop de micro-électronique.
A contrario, je me suis demandé : qu’est-ce qui est gros et qui fait des images ? Eureka ! Un scanner de documents. Il y en a plein, tout le monde en jette ou les donne. Et c’est de la grosse électronique, c’est super pour bricoler.
Alors, simplifions le processus : un scanner à plat, avec un capteur CIS pour ce premier essai puis CCD par la suite, un soufflet, une optique grand format, une bonne dose de calculs (je vous épargne les explications techniques), on rajoute des bagues, des petits bouts de trucs et, finalement, ce n’était pas trop difficile en terme de connaissances électroniques et de programmation. C’était un premier essai, il y a moyen d’améliorer mais déjà, les images étaient assez intéressantes. J’ai surtout fait des portraits et des photos de fleurs. Ensuite, je suis passé au scanner CCD, pour avoir une meilleure définition d’image. Là, j’y ai passé un ou deux ans de ma vie pour parvenir à prototyper quelque chose. Assez vite, j’ai obtenu des images (très floues) mais j’étais loin de rendre l’ensemble portatif.
Comment as-tu acquis les connaissances ? J’ai tout appris sur internet, je n’ai aucune formation d’ingénieur. Je ne suis même pas très bricoleur, mes coupes de planches ne sont pas très droites. Moi ce qui m’intéresse, c’est d’arriver à construire des trucs. J’ai compris de quoi j’avais besoin. J’ai acheté un livre d’électronique analogique, une caisse de composants, un système pour coder l’électronique, une imprimante 3D, et j’ai appris la programmation. Tout ça, c’est à la portée de tout le monde, c’est juste une question de temps et d’énergie (on laisse à Sébastien la responsabilité de cette dernière phrase). Ce qui est plus compliqué, c’est de faire du retro-engineering pour comprendre ce qui ne marche pas.
Et tu prenais quel type de photo ? En fait, je n’en faisais presque plus. D’abord je n’étais pas très content du résultat ; et puis, je passais mon temps à lire des bouquins d’électronique, je ne sortais plus de chez moi, je rêvais de tout ça la nuit, j’étais devenu une sorte de savant fou.
Une esthétique
du dérèglement
Aujourd’hui, pour définir l’intérêt des tes photos, on mettrait peut-être l’accent sur la recherche d’une esthétique du dérèglement. C’est vrai que ça fait partie de ce qui me plaît dans ces photos mais je t’avoue qu’à l’époque, je raisonnais plutôt en ingénieur qui voit le défaut technique à surmonter. En même temps, j’étais séduit par les couleurs, les décalages, une espèce de vibration due à la distorsion qui provient du fait que l’appareil crée une photo bande par bande. A un moment, tous ces éléments ont contribué à développer pour moi un imaginaire autour de ces images. Mais je vivais toute cette période comme un défi : tant que je n’avais pas réussi à faire un vrai appareil photo, je continuais. C’est pour ça que j’en ai fait un autre, puis un autre, puis un autre.
Modifier l’espace
de la photo
Tu n’as jamais parlé avec des fabricants d’appareils pour échanger des infos ? Non, parce que cette recherche est quand même très spécifique, complexe et surtout incertaine, je n’ai donc pas trop cherché à les approcher. Et si j’avais pu échanger avec d’autres bricoleurs qui construisent des choses eux-mêmes, comme j’étais déjà assez avancé dans le processus, il aurait fallu qu’ils passent de nombreuses heures à comprendre l’objet, le but, l’étape où j’en étais et tous les tests que j’avais déjà réalisés.
Tu as des influences en photo ? Je suis plus inspiré par la peinture. Avec la photo, je suis toujours un peu frustré par le fait d’être contraint par ce que j’ai devant les yeux. Alors qu’avec ces appareils, je peux modifier l’espace, l’étirer, surtout en paysage.
Avant le traditionnel portrait final, Sébastien a passé la main dans ses cheveux pour les discipliner, il a saisi l’un de ses appareils, s’est appuyé contre le mur de briques. Un peu gêné, il a aimé la photo sur laquelle il était caché derrière le boîtier. J’ai pensé : peut-être que l’histoire de la photographie recommence. Peut-être qu’elle se nourrit constamment de ces retours à ses origines. J’ai surtout pensé que j’avais devant moi le Benjamin Button de la photographie et qu’il me faudrait, à notre prochaine rencontre, guetter s’il n’avait pas encore rajeuni.
* La « S » Grand Atelier est un centre d’art et laboratoire artistique qui propose une série d’ateliers de création (d’arts plastiques et de la scène) pour des artistes bruts. Ces artistes ne sont pas malades – juste mentalement déficients –, ils pratiquent un art journalier, abouti et souvent depuis de nombreuses années.
** « L’Étrange Histoire de Benjamin Button » est un film fantastique américain sorti en 2008, inspiré d’une nouvelle de F. Scott Fitzgerald publiée en 1922. Il relate l’histoire d’un homme qui vit sa vie à l’envers, naissant vieux et rajeunissant au fil des années.
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