Par une heureuse coïncidence, deux figures historiques de la photographie, Henri Cartier-Bresson et Josef Koudelka, se trouvent exposées au même moment à Paris. Une bonne occasion de réviser nos classiques et remonter à la source pour voir si l’eau y est toujours aussi fraîche.
Cartier-Bresson et Koudelka. Des noms qui évoquent un autre temps de la photographie : celui où la photographie est enfin reconnue comme un art. 1947 : exposition monographique de Cartier-Bresson au MOMA, à New York. Il faudra attendre 8 années supplémentaires pour une première exposition française. Au Louvre, certes, mais dans le Pavillon des Arts Décoratifs. La photo, un art décoratif ? Au moins, la voie a-t-elle été défrichée : Cartier-Bresson est non seulement élevé au rang d’artiste, mais encore est-il reconnu comme un maître de la composition (spontanée), l’équivalent d’un peintre de la modernité. Au passage, il a aussi été l’un des principaux membres fondateurs de l’agence Magnum (1947), agence qu’intègrera Koudelka une vingtaine d’années plus tard. Et comment ne pas voir, à travers les deux expositions parisiennes, la forte empreinte de son Cartier-Bresson sur Koudelka ?
Car ce sont bien deux oeuvres photographiques, mais une seule et même conception du médium : celle de l’image autonome. Laquelle se différencie de l’image conçue à l’intérieur d’une série. La première (l’image autonome) se lit de manière indépendante (ce qui n’empêche pas que l’ensemble des Images à la sauvette de Cartier-Bresson dessine une forme de regard photographique), tandis que la seconde ne prend son sens complet qu’au regard des autres images de la série. L’image autonome est un monde en soi, elle concentre la lecture, elle est un texte à elle seule. L’image en série est ouverte, diffuse, elle appelle les autres images qui l’entourent : elle n’est pas un texte à elle seule, mais plutôt un élément syntaxique de la série.
Mais aujourd’hui, alors que le travail en série est devenu le modèle dominant en photographie, l’image autonome ne court-elle pas le risque de se voir réduite, au pire à une photo d’anecdote, au mieux à une poésie de l’instant, tandis que l’image en série investirait, elle, le domaine d’une pensée en image ? Ce serait là une lecture trompeuse, instaurée par une vision un peu primaire de la photo (le fameux oeil du photographe, celui qui voit les choses que les autres ne voient pas, et dont l’art consiste à déclencher plus vite que son ombre), mais aussi par les discours des photographes eux-mêmes, grands amateurs de phrases minorant leur art (la vie, d’un photographe, même d’un grand photographe, c’est deux secondes, dit William Klein calculant la mise bout-à-bout de 250 photos prises au 1/125ème de seconde).
Une lecture trompeuse car l’image autonome a elle aussi la capacité de porter une pensée visuelle. En cela, la conception de la photographie de Cartier-Bresson et de Koudelka est très proche : saisir le visible spontané (c’est-à-dire : non mis en scène) à l’instant où son organisation dans le cadre le fait décoller de la réalité pour exprimer autre chose. Précision : cette définition ne vaut pas pour toutes leurs photos ; il y a bien sûr, dans leurs oeuvres, des photos plus littérales, plus strictement en prises sur leur sujet. Mais elle vaut, selon moi, pour leurs photos les plus réussies, celles qui sont capables d’atteindre, à travers leur prise du réel, une dimension métaphysique. Une représentation de la condition humaine. C’est peut-être là le travail de lecture le plus intéressant : celui qui consiste à décoller le regard des conditions de la prise de vue (le réel) pour atteindre le climat métaphysique qui se développe dans l’image. Essayez avec la photo de Koudelka ci-dessous.
Exercice que l’on renouvellera avec la photo de Cartier-Bresson : bien sûr, au réel, il s’agit seulement d’un enfant qui s’est arrêté de jouer au base-ball (à moins que la batte ne soit une arme) et se tient à genoux, à l’ombre d’un pont. Mais comment ne pas y voir une vie encore en germe, enserrée dans un réseau de machinerie qui menace de la contraindre, si ce n’est de la broyer ? Une manière de pressentir l’avenir de ce garçon dans l’Amérique de ces années-là … Une lecture que je ne prétends pas univoque mais incite le spectateur à quelque chose de plus que l’admiration du talent du photographe pour capturer l’instant décisif : un véritable travail du regard,
La photo autonome a donc la capacité de se constituer en discours, d’élaborer un contenu qui puisse s’exprimer sous une forme textuelle. Toutefois, elle est peut-être plus riche si ce discours ne se résoud pas mais reste actif et ouvert. Car aucun discours ne saurait épuiser les ressources visuelles de certaines images, la dissémination des formes à l’intérieur du cadre et leur inscription comme phénomène lumineux.
Certes, la photographie a changé, et sa pratique est en mutation constante. Mais la force d’appel des classiques est intacte, et ce qu’y découvre le spectateur est sans aucun doute à la hauteur du regard qu’il y investit.
L’exposition Henri Cartier-Bresson – Images à la Sauvette se tient à la Fondation Henri Cartier-Bresson jusqu’au 23 avril 2017
L’exposition Josef Koudelka, La Fabrique d’Exils, se tient dans la Galerie de Photographies du Centre Pompidou jusqu’au 22 mai 2017