Représenter la Shoah : une question toujours délicate

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Au Mémorial de la Shoah, à Paris, se tient une exposition dont la thématique ne pouvait qu’entrer en résonance avec des thèmes que j’ai traités sur ViensVoir et OAI13 : Shoah et Bande Dessinée.

Exposition complète quoiqu’un peu sèche, mais riche en documents (certains exceptionnels) rigoureusement présentés et contextualisés.


Mickey au camp de Gurs, d'Horst Rosenthal (auteur), 1942, collection du Mémorial de la Shoah
Mickey au camp de Gurs, d’Horst Rosenthal (auteur), 1942, collection du Mémorial de la Shoah



Plutôt qu’exercer une approche critique de l’exposition suite à ma visite, je voudrais soulever ici quelques points en guise de réflexion ou de commentaire.

– D’abord, l’étonnant parallélisme qui existe, sur la représentation de la Shoah, entre le monde de la bande dessinée et celui du cinéma, tous deux dominés par une oeuvre écrasante : comme le Shoah* de Claude Lanzmann est l’oeuvre-référence de la production cinématographique sur ce thème, le Maus** de Art Spiegelman, pour la bande dessinée, a des allures de chef-d’oeuvre insurpassable.

Si les auteurs utilisent deux médiums qui n’offrent pas les mêmes garanties quant à la précision documentaire, tous deux centrent leur oeuvre sur la parole, mais en donnent forcément une expression visuelle bien différente.

Alors comment concilier la position morale de Lanzmann de ne pas représenter la Shoah par des images d’archives ou de fiction (pour rappel : « Et si j’avais trouvé un film existant – un film secret parce que totalement interdit- tourné par un SS et montrant comment 3000 juifs, hommes, femmes, enfants, mouraient ensemble, asphyxiés dans une chambre à gaz du crématoire II d’Auschwitz, si j’avais trouvé cela, non seulement je ne l’aurais pas montré, mais je l’aurais détruit. »), comment concilier donc cette position avec le choix de Spiegelman de représenter les individus sous les traits d’animaux (souris, chats, cochons, chiens) ?

Certes, l’intransigeance de Lanzmann dans la phrase ci-dessus renvoie à l’impossibilité d’adopter, ne serait-ce qu’un instant, le point de vue du bourreau, et n’interdit pas toute forme de représentation. Mais il y a un écart important entre une approche purement documentaire et le parti-pris de Spiegelman, celui d’une symbolisation qui respecte pourtant les mêmes limites de représentation puisque seules quelques rares cases (d’un expressionnisme puissant) s’approchent d’une représentation de l’horreur.

Pourtant, Maus est une oeuvre magistrale, aussi exigeante dans son aspect documentaire que dans la structure du récit, avec des choix graphiques très subtils (pour entrer plus profondément dans l’oeuvre et en connaître les secrets de création et sa réception, lire Meta Maus paru en 2012 chez Flammarion)

Notons par ailleurs l’impact de Maus sur le développement de ces formes de récits intimes qui s’épanouissent aujourd’hui dans la bande dessinée sous la forme qu’on appelle « le roman graphique ».


Impact n°1, mars 1955, couverture dessinée par Jack Davies. Collection de James Halperin, Heritage Auctions (HA.com), Courtesy of William M. Gaines Agent, Inc. All Rights Reserved.
Impact n°1, mars 1955, couverture dessinée par Jack Davies. Collection de James Halperin, Heritage Auctions (HA.com), Courtesy of William M. Gaines Agent, Inc. All Rights Reserved.



– Enfin ! La possibilité de voir et lire les huit planches de la BD Master Race de Krigstein et Feldstein (l’image ci-dessus en est extraite). Parue en 1955 et véritable chef-d’oeuvre pré-Maus, Master Race est un ovni précurseur dans la production BD de ces années-là : les nazis n’y sont pas des méchants caricaturaux comme dans les comics américains, l’holocauste y est décrit dans toute son horreur. Et le récit est porté par une forte inventivité graphique. Master Race restait une sorte de mystère un peu culte parce que tous les ouvrages la citaient mais qu’elle était introuvable. Personnellement je n’avais encore jamais vu la totalité des planches. Un choc à la hauteur des attentes.


Kent Blake of the Secret Service # 14 : “The Butcher of Wulfhausen”, de Sam Kweskin (dessin et encre), Marvel, 1953, Collection particulière de Steven M. Bergson Sequential Art Judaica Collection (Toronto, Canada).
Kent Blake of the Secret Service # 14 : “The Butcher of Wulfhausen”, de Sam Kweskin (dessin et encre), Marvel, 1953, Collection particulière de Steven M. Bergson Sequential Art Judaica Collection (Toronto, Canada).



Le nombre encore important d’ouvrages contemporains (présentés dans l’exposition et accessibles dans le salon de lecture) consacrés au sujet interroge : il n’a rien perdu de sa force d’évocation, de sa fascination noire et de l’appel métaphysique qu’il génère. Remarquons qu’il en est de même pour d’autres médiums. Ainsi la photographie : actuellement, au Festival Circulations, sont présentées les photographies de Frédérique Bretin (projet intitulé « Je suis morte à Auschwitz mais personne ne le voit ») qui adoptent une approche visuelle allusive et silencieuse.


copyright Frédérique Bretin
copyright Frédérique Bretin



C’est comme si le sujet de la Shoah ne s’épuisait pas tant il renvoie à un vécu intime toujours fondateur pour la personne et qu’il est presque vital d’exprimer. Entre récits intimistes et véritables fictions, la BD explore le sujet avec plus ou moins de réussite. La fiction : on se souvient que c’est précisément ce qui avait déclenché la critique de Claude Lanzmann (et d’autres intellectuels) à la sortie du film de Spielberg, la Liste de Schindler. Il semblerait que la BD ne ressente pas le poids de cet interdit moral à fictionnaliser l’évènement.

– L’extension du thème de l’exposition à d’autres génocides traités en BD (génocides arméniens et rwandais). Une initiative bienvenue.

Une exposition et un catalogue qui explorent le sujet dans tous ses détails. Un sujet avec lequel j’ai aussi une connexion intime dont je vous reparlerai prochainement …


Partie de chasse, d'Enki Bilal (dessinateur) et Pierre Christin (scénariste), Dargaud, 1983, Collection particulière d’Enki Bilal, courtesy Casterman.
Partie de chasse, d’Enki Bilal (dessinateur) et Pierre Christin (scénariste), Dargaud, 1983, Collection particulière d’Enki Bilal, courtesy Casterman.



EXPOSITON :

MÉMORIAL DE LA SHOAH, 17 rue Geoffroy l’Asnier, 75004 Paris
De 10h à 18h tous les jours, sauf le samedi. Nocturne jusqu’à 22h le jeudi.
Musée, exposition permanente et expositions temporaires : Entrée libre

*Documentaire (sorti en 1985) d’une dizaine d’heures sur l’extermination des juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre Mondiale constitué d’interviews de témoins et de plans tournés sur les lieux du génocide, mais ne comprenant aucune image d’archive .

**Maus (en allemand, souris) prend pour base le récit autobiographique du père de l’auteur, survivant des camps de concentration. S’y superpose le temps du présent de l’écriture, les relations complexes de l’auteur et de son père et les interrogations psychologiques et métaphysiques de l’auteur. L’histoire est entièrement transposée dans un univers animal, les juifs étant représentés sous la forme de souris, les allemands sous la forme de chats.