La rédac’ de Viens Voir ressemble terriblement à ses lecteurs et ses lectrices : devant l’art confiné, elle tient bon (souvent), déprime (parfois), s’enthousiasme (un peu), espère (beaucoup). Mais surtout, elle continue. Avant plusieurs rencontres avec les acteurs de l’art pour réfléchir sur cette période, un édito pour faire le point.
Bruno. Nous savons que l’exposition est la glorieuse pointe émergée de l’iceberg de la création mais que la partie immergée est, elle aussi, passionnante.
Quand j’ai commencé à me former à la photographie, je fréquentais abondamment deux lieux parisiens dont je voyais toutes les expositions : le Centre National de la Photographie, rue Berryer, et l’Hôtel de Sully, rue Saint-Antoine.
Voilà plus d’une quinzaine d’années que ces deux lieux ont clos leurs activités liées à la photographie. Il m’arrive très rarement de me rendre rue Berryer, à tel point que je ne peux même plus me souvenir de ces moments qui suivent une exposition marquante, quand on suit machinalement le trottoir avec, dans la tête, autant d’images rémanentes que de désirs de création. Quant à l’Hôtel de Sully, que ressentirais-je si j’accédais à nouveau au sous-sol, là où j’ai développé ma passion pour la photographie?
C’est bien longtemps après que l’on comprend ce que l’on perd quand se referme un lieu qui nous était cher. Et avec lui, ce ne sont pas seulement des souvenirs qui disparaissent, mais aussi des portes d’entrée vers le moment de la découverte.
C’est à ce point que nous nous trouvons dans ce présent si incertain, privés des lieux où nous avons nos rendez-vous intimes avec l’art.
Je voudrais pouvoir franchir encore le portail du passage des Gravilliers, approcher de la rue Charlemagne, monter l’escalier d’un immeuble rue Charlot, tourner la clef des casiers transparents du vestiaire du Jeu de Paume, accrocher mon manteau au niveau -1 du Foam, etc. Vivre ces instants d’impatience dans l’antichambre de l’exposition.
Aujourd’hui, l’exposition devient virtuelle. C’est-à-dire en attente de réalisation. Comme une forme affaiblie de ce qu’elle aurait pu être. Forcément frustrante.
Et pourtant.
Nous savons que l’exposition est la glorieuse pointe émergée de l’iceberg de la création mais que la partie immergée est, elle aussi, passionnante.
Nous ne dirons pas que ces temps constituent une opportunité : ils génèrent trop de souffrances et de situations douloureuses. Mais il y a là peut-être une occasion de repenser une partie de notre rapport à l’art.
Nous sommes sûrs qu’il y a d’autres voies. D’autres rencontres possibles.
Réfléchissons ensemble.
Oleñka. Comment cette situation va-t-elle nous transformer en tant que lecteurs et acheteurs de livres ?
Toucher
Un livre, son rabat, l’épaisseur du papier qui compose ses pages. Faire cet exercice dans votre librairie préférée, ou se promener au milieu de tous ces exemplaires disposés dans les Festivals en même temps que vous connaissez de première main l’histoire qui se cache derrière un livre de photos, lorsqu’un éditeur.trice ou un auteur.trice établit un dialogue avec vous dans Cosmos, Temple, Polycopies, Unseen, ParisPhoto…
Toucher.
Jamais un sens ne m’avait autant manqué.
La crise du livre, on en parle depuis des années et, jusqu’en 2019, il n’y avait jamais eu autant de livres photos édités et auto-édités. Face au confinement et à l’impossibilité de se réjouir à l’extérieur, beaucoup d’entre nous ont choisi de se réfugier dans les livres.
Se plonger, encore et encore, dans un exemplaire qui a décoré notre bibliothèque, revoir, lire à nouveau.
Choisir notre champ, vous faites partie de ceux qui achètent des livres en ligne ou de ceux qui disent que les librairies sont considérées comme une première nécessité ?
Choisir notre champ.
Repenser les choses, et supposer que le changement de paradigme dans les livres photos a déjà commencé. À qui nous achetons ? Qui régit le marché du livre ? Ces sujets étaient déjà sur la table. Les salons du livre des éditeurs indépendants, les magnifiques auto-éditions qui sont récompensées, les fanzines et les magazines qui émergent et sont installés. Nous étions dans ce processus avant l’arrivée de la pandémie.
Comment suivre alors cette transformation ? Comment cette situation va-t-elle nous transformer en tant que lecteurs et acheteurs de livres ? Comment continuer face à la dématérialisation ?
Comment continuer ?
Silvy. Regarder ce qui se passe ici et maintenant, sans trop se soucier de ce qu’il adviendra après le énième confinement
J’aimerais pouvoir répondre à cette question, mais je ne peux que vous la retourner : et maintenant ?
Celles et ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas une grande optimiste ; ils me qualifient plutôt de pessimiste joyeuse. Aussi, vais-je faire preuve d’une totale absence d’originalité en vous disant que je ne prédirai pas un changement majeur. Je vous parlerai encore moins de prise de conscience qui nous rendraient plus vertueux, parce que je n’y crois absolument pas. Je me garderai bien de formuler des certitudes, parce qu’à la vérité, un confinement et demi plus tard, je n’ai que des questions et peu, voire aucune, réponse.
Et maintenant ?
Les musées et autres lieux consacrés à la création et à la culture sont fermés, victimes comme d’autres du label « non essentiel ». Alors où va-t-on du fond de son canapé pour contempler une toile, admirer une sculpture, découvrir une installation, s’émouvoir devant un tirage photo ? Zoom ? Instagram Live ? Un salon Facebook ?
Et maintenant ?
Où sont les artistes et comment font-ils pour subsister ? En effet, sauf peut-être pour quelques acteurs du milieu qui bénéficient d’un capital social et financier qui leur permet de ne pas vivre cette pandémie de manière trop dramatique, les professions artistiques sont, comme beaucoup d’autres, des professions précaires. Comment font les artistes pour continuer à créer alors même que les budgets diminuent davantage, voire disparaissent, qu’ils perdent l’emploi qui leur permettait de financer leurs projets ?
Les voix émergentes, ou celles plus discrètes, ne risquent-elles pas d’être étouffées au profit des dinosaures qui dominent le milieu, parce que quand la machine repartira de plus belle il sera plus rentable d’investir sur les noms qui font recette ?
Et maintenant ?
Face à toutes les incertitudes que la pandémie fait planer, devons-nous nous précipiter pour trouver des réponses et combler les vides où bien au contraire, ne serait-il pas bon, pour une fois, de regarder ce qui se passe ici et maintenant, sans trop se soucier de ce qu’il adviendra après le énième confinement ?
Au cours des mois passés, j’ai découvert des initiatives intéressantes, loufoques et surprenantes. Etrangement, l’énergie du désespoir a soufflé un léger brin d’audace, laissant entrevoir certaines des alternatives possibles à ce monde en suspens.
Et maintenant ?
A nous de jouer, tous ensemble.