Plus qu’un témoignage sur le sort des migrants, un projet citoyen mêlant texte et photographie. C’est Silvy Crespo qui est en première ligne pour nous le présenter.
English version included below
Cet article t’est dédié. Tu ne te souviens sans doute plus de moi. Je ne t’en veux pas et d’ailleurs, comment le pourrais-je ?
Si j’écris cet article, c’est pour toi, ou à cause de toi, dont le regard me hante, m’émeut, et provoque mon indignation. Tu sortais du commissariat. Ce matin là, la police a tout emporté, ton habitat de fortune, tes quelques habits.
Quand il y a un an, nos regards se sont croisés. J’y ai lu la fatigue de celui qui a perdu le sommeil et la peur de celui qui se sait traqué mais n’a nulle part où aller. J’y ai aussi lu la rage. La mienne.
Cet article est pour toi. Je te le dois, à toi, à cette mère, à sa fillette de six ans qui dormait sous un pont à Stalingrad, ainsi qu’à tous les autres que je croise lors de mes déambulations parisiennes.
Après avoir plongé mes yeux dans les tiens, je me suis souvent demandée comment te photographier sans te diminuer, sans tomber dans un voyeurisme de mauvais goût. Comment raconter ton histoire sans la noyer derrière une esthétique à laquelle nous sommes tous devenus insensibles ? Comment ne pas te trahir ?
J’ai cherché, beaucoup douté, et j’ai repris espoir en découvrant le projet intitulé « Can(t) live (t)here », issu de la collaboration entre les artistes Loek Van Vliet, Kim Tieleman et Vincent Van Gaalen, photographes.
En 2015, les Pays-Bas, comme d’autres pays européens, ont connu un afflux important de migrants. Pour faire face à ce phénomène, de nombreuses municipalités ont procédé à l’ouverture de centres temporaires d’accueil à travers tout le pays. Ce fut notamment le cas à Rijswijk, où les autorités locales ont reçu des menaces de mort suite à cette décision, menaces que Loek attribue à un manque de communication et à la peur de l’inconnu.
Loek, Kim et Vincent, tous les trois vivant à Rijswijk, ont jugé essentiel de pallier au manque d’information de leurs concitoyens en leur présentant leurs nouveaux voisins.
L’idée ne consiste pas à juger les uns et les autres, mais plutôt à permettre à chacun de se forger une opinion, quelle qu’elle soit, sur la base d’éléments factuels. Il s’agit de créer les conditions d’un possible dialogue, sans exacerber les passions, mais en cherchant à transmettre une réalité qui dépasse les préjugés.
Ce projet, associant écrivains, philosophes, politiciens et migrants, est avant tout une démarche citoyenne. Pendant plusieurs mois, entre 2016 et 2017, Loek, Kim et Vincent ont rencontré leurs nouveaux voisins avec une question : qui êtes-vous ? Comme me l’explique Loek, malgré quelques craintes compréhensibles de la part des migrants, la démarche a néanmoins été accueillie favorablement par ces derniers qui y ont vu, pour certains, une étape pour aller de l’avant.
Pour une fois, il ne s’agit pas d’illustrer la condition des migrants par le prisme de notre propre perception mais plutôt de permettre à ces derniers de partager avec nous des fragments de leurs vies passées. De ces rencontres est née une publication, sous la forme d’un journal destiné à être distribué gratuitement aux habitants de Rijswijk.
Dans ce journal, imprimé en 27.000 exemplaires dont 23.000 ont été distribués aux résidents de Rijswijk, ces familles, ces hommes, ces jeunes garçons, nous racontent les raisons de leurs départs, leurs périples pour rejoindre l’Europe, les obstacles, les souffrances, les tortures, les humiliations, mais aussi leurs attentes et leurs espoirs.
Ils partagent avec nous les quelques photographies qu’il leur restent de la vie d’avant et de leur voyage vers une vie qu’ils espèrent meilleure.
Loek m’indique que la plupart d’entre eux ont à ce jour obtenu un titre de séjour temporaire leur permettant de résider aux Pays-Bas pendant cinq ans, période à l’issue de laquelle ils pourront vraisemblablement obtenir un titre de séjour permanent.
Pour certains d’entre eux, des jours meilleurs semblent se profiler à l’horizon. En effet, certains des participants occupent actuellement un, voire plusieurs emplois et ont pu, de ce fait, quitter le centre d’accueil pour un logement à Rijswijk ou à La Haye. Pour d’autres, en revanche, l’avenir demeure incertain.
J’ai lu chaque histoire pour essayer de te connaître, pour tenter de comprendre ce qu’il y avait dans ton regard.
As-tu connu le sort de Johan, originaire de Syrie, arrêté, battu et détenu pendant 63 jours alors qu’il n’était âgé que de 15 ans ? Comme Adnan, lui aussi syrien, les as-tu entendu frapper à la porte de tes voisins alors qu’ils dormaient ? As-tu entendu les bourreaux leur ôter la vie ? As-tu toi aussi été torturé, menacé de viol comme ce témoin anonyme qui nous décrit les atrocités commises par Isis et par l’armée turque ? Comme Sirak, jeune érythréen, crois-tu que ta vie vaut moins que celle d’un animal ?
Je ne le saurai sans doute jamais. Ce que je sais en revanche, c’est que je ne veux pas ignorer l’histoire de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants que je croise. Ce que je sais, c’est qu’il faut permettre à l’autre de raconter son histoire.
Alors si nous nous croisons et que je te demande qui tu es, s’il te plaît, raconte-moi ton histoire.
Silvy Crespo est passionnée par la photographie, l’architecture et les chats. Pour ViensVoir, elle ira dénicher des coups de cœur photographiques aux quatre coins de l’Europe (et même encore plus loin).
Pour vous procurer le journal, rédigé en néerlandais et en anglais, c’est ici, et c’est seulement 5 euros.
English version
Tell me your story
Silvy Crespo
This article is dedicated to you. You probably don’t remember me, or not anymore. I don’t blame you, how could I?
If I write this article, it is for you, or because of you, whose gaze haunts me, moves me, makes me unworthy. You, exiting the police station. That morning, the police took away your makeshift habitat, your few clothes.
A year ago, our eyes met. I read there the tiredness of the one who has lost sleep and the fear of the one who knows he is being hunted but has nowhere to go. I also read rage. My rage.
How did we get here?
You are just a teenager. We have made you a man.
This article is for you. I owe it to you, to this mother, to her six-year-old daughter who slept under a bridge in Stalingrad, and to all the others I met during my Parisian strolls.
After having plunged my eyes into yours, I often wondered how to photograph you without diminishing you, without falling into a voyeurism of bad taste. How can I tell your story without drowning it under an aesthetics to which we have all become insensitive? How can I avoid betraying you?
I searched, doubted a lot, and regained hope when I discovered the project entitled « Can (t) live (t)here », resulting from the collaboration between the artists Loek Van Vliet, Kim Tieleman and Vincent Van Gaalen, photographers.
In 2015, the Netherlands, like other European countries, experienced a significant influx of migrants. To address this phenomenon, many municipalities have opened temporary refugees’ centers throughout the country. This was the case in Rijswijk, where local authorities received death threats as a result of this decision, which Loek attributed to a lack of communication and fear of the unknown.
Loek, Kim and Vincent, all three living in Rijswijk, felt it was essential to make up for the lack of information among their fellow citizens by introducing them to their new neighbors. The idea is not to judge each other, but rather to allow everyone to form their own opinion, whatever it may be, on the basis of factual elements. The aim is to create the conditions for a possible dialogue, without exacerbating passions.
This project, involving writers, philosophers, politicians and migrants, is above all a citizen’s initiative. For several months, between 2016 and 2017, Loek, Kim and Vincent met their new neighbors with a question: who are you? As Loek explains to me, despite some very natural concerns, the process was nevertheless welcomed by the protagonists, some of whom saw it as a way to take step forward.
For once, it is not a question of illustrating the condition of migrants through the prism of our own perception, but rather of allowing migrants to share with us fragments of their past lives.
From these meetings a publication was born, not in the form of a book, but a newspaper intended to be distributed for free to the inhabitants of Rijswijk.
In this newspaper, printed in 27.000 copies, 23.000 of which were distributed to Rijswijk’s inhabitants, these families, these men and young boys tell us the reasons for their departures, their journeys to Europe, the obstacles, the suffering, the torture, the humiliation, but also their expectations and hopes. They share with us the few photographs they have of the life before and their journey to a life they hope will be better.
Loek told me that most of them have so far obtained a temporary residence permit allowing them to reside in the Netherlands for a five-year period, after which they are likely to be able to obtain a permanent residence permit.
For some of them, better days seem to be looming on the horizon. Indeed, some of the participants are currently holding one or even several jobs and have thus been able to leave the refugees’ center for a rental house in the area of Rijswijk or The Hague. For others, however, the future remains uncertain.
I read each story to try to get to know you, to try to understand what I saw in your eyes.
Did you share the fate of Johan, a young Syrian, who was arrested, beaten and detained for 63 days when he was only 15 years old? Like Adnan, also Syrian, did you hear them knocking at your neighbors’ door while they were asleep? Did you hear the executioners take their lives? Have you also been tortured, threatened with rape like that anonymous witness who describes the atrocities committed by Isis and the Turkish army? Like Sirak, a young Eritrean, do you think your life is worth less than that of an animal?
I will probably never know the answer. What I do know is that I don’t want to ignore the stories of the men, women and children I meet. What I do know is that we have to allow others to tell their story.
So if we cross paths and I ask you who you are, tell me your story.
For more information:
The newspaper, which is written in Dutch and English, can be obtained here for 5 euros.