En quête de cette sacrée photographie

©Aymeric Vergnon-d’Alançon

Rencontre avec Aymeric Vergnon-d’Alançon, pour percer le secret du livre…

Inutile d’y aller par quatre chemins : c’est le livre de photographies le plus extraordinaire que je connaisse. J’ai écrit de photographies ? Je devrais plutôt dire : sur la photographie. Non, non : avec la photographie. Dans la compagnie de la photographie. Et surtout, à travers elle.

Ça allait bientôt faire une année que je m’étais engagé auprès de l’éditeur (art&fiction, éditeur suisse) à écrire sur ce livre. Une année que je reprenais l’ouvrage, me perdais dans son côté expérimental et sa pensée labyrinthique. A chaque fois, c’était comme si je le découvrais pour la première fois. Et à chaque fois, une simple phrase ou une technique plastique acquérait une telle soudaineté poétique que j’en restais rêveur pendant plusieurs minutes.

Rapprochements fortuits sur la table du chroniqueur

Mais je n’écrivais rien. Ce n’est même pas que je bloquais, c’est plutôt que je ne voulais pas écrire. A un moment, j’ai compris pourquoi : tout commentaire sur le livre était vain. Il ne pouvait en constituer qu’un écho affaibli : je ne devais pas écrire. Alors, j’ai réalisé : je devais me mettre en orbite, entamer une révolution autour du livre.

Je me rends bien compte que j’écris : le livre et qu’on entend LE LIVRE au sens du livre sacré, du livre saint.
J’aurais pu craindre d’aller trop loin mais j’ai été plutôt rassuré tandis que, dans la courette qui jouxtait l’atelier de l’auteur du livre, Aymeric Vergnon-d’Alançon, je l’ai entendu qualifier la deuxième partie de son ouvrage de partie talmudique.

Portrait d’Aymeric Vergnon-d’Alançon, ©Bruno Dubreuil

Reprenons depuis le début : même si « Gnose & Gnose & Gnose » est un livre d’Aymeric Vergnon-d’Alançon, il pourrait bien être la bible du Surgün Photo Club. Mais peut-être n’avez vous jamais entendu de ce photoclub. Fondé au début des années 70 dans la banlieue parisienne et actif jusqu’en 2003, il a réuni des exilés de provenances diverses. Et, parallèlement à une activité centrée sur le portrait d’identité et à une approche classique du laboratoire, cette condition liée à l’exil a fourni la matière à des expériences photographiques et des débats esthétiques plutôt inattendus en un tel endroit.

Vous voudriez savoir si ce Surgün PhotoClub a vraiment existé ? Si Aboukaïev, son leader mythique, personnage mi-gourou mi-théoricien de la photographie, a vraiment existé ?
Mais non, vous ne voulez pas vraiment savoir. Vous voulez juste croire. Moi aussi.
D’ailleurs, pour Aymeric, le Surgün PhotoClub est la source de toutes les histoires, de toutes les exégèses, et c’est ça qui compte, bien plus que la vérité historique. Toutes les religions en témoignent et celle-là en vaut bien d’autres…

©Aymeric Vergnon-d’Alançon

Donc la courette, la cafetière à piston, les chants d’oiseaux.
Les premières minutes d’un entretien, la manière dont il a été préparé (ou pas) révèlent très rapidement la personnalité de l’artiste et la qualité potentielle de l’échange à venir. Avec Aymeric Vergnon-d’Alançon, deux traits m’ont marqué : d’abord, sa prévenance, la délicatesse avec laquelle il s’enquérait de mon adhésion aussi bien aux circonstances matérielles qu’au déroulement de la conversation. Mais surtout, dans ses réponses, une quête de la nuance exacte, avec, bien sûr, les mots comme outils de haute précision, accompagnant une expression recherchée mais jamais pédante. Une érudition douce, des convictions discrètement avancées .

Au coeur de son travail, la narration. Un rapport avec la littérature, une forme texte-image, photo-écriture. Si on pense forcément à la figure de Sebald, Aymeric la tient à distance respectable, alors même qu’il vient de lui consacrer une publication-hommage, intitulée Norwich répétition. Il sera aussi question de Pérec, plus encore de Butor, mais c’est surtout le nom de Peter Handke qui reviendra à plusieurs reprises, à travers ses carnets (voir ici).

©Aymeric Vergnon-d’Alançon

Qu’on n’aille pas croire pour autant que, chez Aymeric, les mots aient pris le dessus sur le visuel.

Viens Voir : cet attachement à l’image qui, dans « Gnose & Gnose & Gnose », semble teinté de mysticisme, est-il profond ou est-ce un jeu ?
Aymeric Vergnon-d’Alançon : c’est une chose à laquelle je crois. L’image comme révélation, comme incarnation de l’invisible. J’aime considérer la photo comme un élément un peu actif de nos vies, de nos psychés. Peut-être que plus tard, quand j’aurai le temps, je m’intéresserai à la peinture médiévale, aux rapports qu’entretiennent le judaïsme et l’islam avec l’image ; ou encore à l’histoire des conciles, à la querelle des images et à l’iconoclasme.

©Aymeric Vergnon-d’Alançon

Détaillons « Gnose & Gnose & Gnose » à la manière d’une recette de cuisine.

Première partie : prendre le grand classique de la pédagogie photographique, le René Bouillot (Cours de photographie en 25 leçons). Le caviarder avec toutes sortes d’interventions plastiques pour lui faire rendre gorge, jusqu’à ce que quelque chose apparaisse, puis creuser cette apparition*. Souligner, biffer, occulter presque entièrement le texte pour dévoiler un sens secret, recouvrir avec des constellations ou des diagrammes ésotériques, avec une liberté gestuelle parfois à la limite du potache.

Deuxième partie, la partie talmudique : chaque page ouvre sur un commentaire qui, parfois, se recompose en une autre forme plastique. Le commentaire n’est pas à considérer comme secondarisé par rapport au texte-source, mais au contraire, à égalité avec lui : ce qui révèle de manière vertigineuse l’infinitude du texte-source.

Troisième partie : des photos de paysages presque étouffées. En les regardant en transparence devant la lumière, le texte apparaîtra, comme dans certains grimoires magiques.

Enfin, la quatrième partie est celle qui redistribue les cartes. Tout le vocabulaire du Bouillot est mis dans le shaker. Alors, à l’issue d’une sorte de décantation chimique, ces aphorismes se révèlent.

Dégustez chaud ou froid, à toute heure, par petites lampées.

©Aymeric Vergnon-d’Alançon

Nous sommes ensuite descendus dans l’atelier où Aymeric avait préparé quelques oeuvres : un émouvant court-métrage réunissant ses deux parents, si vite disjoints, dans l’espace du film. Des cartes postales frottées jusqu’à ce que la pluche du papier laisse écriture et image s’interpénétrer. Un livre-photo avec des images d’oiseaux dans le ciel, si agrandies que le grain se change en touffes cotonneuse ; certaines images sont claires, d’autres si sombres qu’on distingue à peine la forme de l’oiseau. Là aussi, se joue ce rapport magique à l’image dont nous avons déjà parlé : l’oiseau comme instrument de divination tel que l’utilisaient les augures romains, lisant l’avenir dans leur vol. Absolument, c’est pour ça que, pour chaque photo, j’ai joué aux dés la densité de l’image finale…

©Aymeric Vergnon-d’Alançon

Plusieurs de ces oeuvres, s’inscrivent dans le prolongement de recherches initées par des membres du Surgün PhotoClub. Appuyées sur quelques renseignements glanés ici ou là, elles extrapolent un point de départ véridique ou hyperbolisent une photo trouvée. On m’a raconté des choses que j’ai trouvées amusantes. En les prenant au pied de la lettre et en les creusant, je me suis dit que les oeuvres avaient pu ressembler à celles que j’ai produites. Mais bien sûr, re-filtrées par moi, ça donne un petit décalage.

Entre prétexte et fil ésotérique à tirer, apparaissent les figures de Leonela Suarez ou de Sebastiao Costa, cet émigré portugais ayant quitté son pays à cause d’une peine de coeur, passé par le Photoclub avant d’émigrer à Toronto, là où, un peu par hasard, Aymeric l’aurait peut-être croisé et photographié.

©Aymeric Vergnon-d’Alançon

VV : Tu donnes l’impression de travailler en musardant…
AV-d’A : voilà comment ça s’est passé. Au départ, je voulais faire du cinéma. Et ça, c’est un autre rapport au temps : tu passes un an et demi à écrire un scénario, six mois à essayer de le défendre. Et au bout de deux ans, tu n’as que des mots, qui ne sont même pas des images, pas vraiment des mots non plus, parce que les mots d’un scénario ne sont pas de la littérature.
Alors, quand je suis revenu à des choses plus légères, comme la photographie, ce qui est arrivé, c’est de la mise en récit, des histoires qui se sont ramifiées. On n’est plus dans la grande montagne (le cinéma), mais dans la petite colline. Et je crois que mon travail forme un paysage cohérent de petites collines.
Mais c’est vrai que je n’ai pas un horizon ultime vers lequel j’irais comme porte-étendard de mon travail. Je dois même dire que je suis un peu lassé des artistes qui ont sur leur travail une pensée qui est de l’ordre de la critique. Je me laisse emmener un peu au hasard. Ceci dit, le Surgün Photo Club, je le tiens quand même depuis 2011.
Je dirai que je travaille beaucoup, mais en papillonnant.

C’est une bonne manière de résumer l’art d’Aymeric Vergnon-d’Alançon : un style qui associe profondeur et légèreté, travaille le mystère avec décontraction, et se pose là où on ne l’attend pas.



Pour commander le livre aux Editions art&fiction, c’est ici



Sur le mur de l’atelier d’Aymeric Vergnon-d’Alançon, l’oeil continue à musarder…



*chaque phrase en italiques laisse la parole à Aymeric Vergnon-d’Alançon.