Photographier l’Histoire

©Monica de Miranda, Hôtel Globo, 2015

Comment photographier l’Histoire ? Réponse et analyse d’images avec notre chroniqueuse Silvy Crespo qui suit les pas photographiques de Monica de Miranda dans l’Hôtel Globo.

(English version included below)

Au delà des quatre bords

Dehors, le soleil semble se coucher. Sa douce lumière jaune vient se briser sur le bord de la grande fenêtre que des arabesques en fer et un léger voile isolent du monde extérieur. Sur le vieux mur en crépi, d’une couleur verdâtre, d’épaisses larmes de saleté ont cessé de couler, comme figées dans cet espace-temps confiné. Un œil dans l’épaisse cloison m’offre l’illusion de pouvoir m’évader de cet endroit. Mais au loin, je ne discerne que des rangées blanches de fenêtres, ou ce sont peut-être des balcons. L’horizon est flou, la profondeur de champ est faible.

Ou suis-je ? Les grilles aux fenêtres me font penser au Portugal, à la campagne, aux vieilles maisons de mon enfance. Mais ici, ou là-bas, enfermée entre les quatre bords de cette image, ce n’est pas le Portugal, seulement les vestiges d’une sombre époque de l’Histoire. Dans ce rectangle, un fragment de l’hôtel Globo. Nous sommes à Luanda. En Angola.

©Monica de Miranda, Hôtel Globo, 2015

Dans la chambre, le mobilier raconte une histoire. De la coiffeuse tachée qui semble sortie tout droit des années soixante-dix, à la peinture écaillée de la tête de lit des années quatre-vingts, en passant par le mercure du miroir : plusieurs styles, différentes temporalités.

Entre ces quatre bords, je voyage en Angola, terre marquée par l’occupation coloniale portugaise qui pris fin en 1975, après quinze années de conflit armé entre les forces militaires d’occupation et les mouvements de libération angolais, puis par une guerre civile qui s’est achevée en 2002.

Dans ce lieu sans éclat, la blancheur des draps qui recouvrent le matelas contraste et nous ramène dans le présent. Les plis du tissu dessinent l’empreinte fraîche d’un corps absent. Comme le rouge brillant du tabouret négligemment rangé dans un mouvement de précipitation, ils nous parlent de vie dans cette ruine de la mémoire.

©Monica de Miranda, Hotel Globo, 2015

Ainsi, dans la série Hôtel Globo, Monica de Miranda, artiste multimédia, curatrice et chercheuse, dont la mère est angolaise et le père portugais, nous embarque avec elle dans les méandres de ce lieu emblématique, construit en 1950 par le médecin portugais Francisco Martins de Almeida, dans la pure tradition du modernisme tropical, style architectural particulièrement populaire dans les années trente et après la seconde guerre mondiale dans les territoires des colonies et ex-colonies, notamment belges et portugaises.

Bien que l’architecture soit omniprésente dans son travail, Monica de Miranda n’est cependant pas une photographe d’architecture. En effet, loin des habituels clichés du genre valorisant des matériaux, des volumes, des formes ou des textures, ses photographies sont sans artifices et frappent même par leur aspect anodin. Sans doute est-ce cette banalité de façade qui rend les séries Hotel Globo ou Swimming Pool aussi efficaces, parce que bien que les photographies soient directes, leur portée est complexe. Le travail de Monica de Miranda force le spectateur à regarder, à décortiquer, à contextualiser, ce qui exige que le lecteur/spectateur prenne son temps.

©Monica de Miranda, Swimming Pool, from the series Swimming Pool, 2017

Voici une piscine à l’abandon. Cette image peut sembler quelconque et d’aucuns seront tentés de commenter d’un air blasé qu’il s’agit encore de « ruin porn », c’est-à-dire d’une image n’ayant d’autre fonction que d’esthétiser la dégradation d’un espace urbain. Or, dans le cas présent, ce serait mal juger cette photographie. Car ce dont parle cette ruine, c’est de pouvoir et de positionnement.

Cette piscine se trouve à Malanje, ville dont le nom sera familier aux lecteurs d’Antonio Lobo Antunes, et d’où la mère de Monica de Miranda est originaire. L’un des principaux lieux de production de coton en Angola pendant l’occupation, Malanje a été partiellement détruite pendant la guerre civile. A l’instar de l’hôtel Globo, cette piscine a été construite pendant l’ère coloniale en obéissant aux même codes architecturaux. Conçue comme un lieu de loisir et de détente, elle est le symbole d’un privilège pendant longtemps réservé aux familles aisées, lesquelles étaient la plupart du temps blanches.

Malgré une vue en grand angle, l’espace est fermé. L’eau a laissé place à des monceaux de terre ocre. Le bleu du carrelage a quasiment disparu, tout comme le privilège qui l’accompagnait. Des environs de la piscine, on ne sait rien si ce n’est qu’il y a des palmiers. Le lieu semble abandonné, mais une montagne de sable en arrière-plan suggère une présence et un changement de destination du lieu. L’image nous parle de réappropriation du sol.

La seule façon de reprendre une bouffée d’oxygène serait d’accéder à ce plongeoir dans les nuages. Le plongeoir, ce lieu d’où l’on tombe, ici du ciel, est aussi le lieu où l’on prend de la hauteur et ou l’on peut contempler l’horizon. Ce n’est qu’en bougeant son corps et son regard, que le plongeur verra au-delà des quatre bords.

©Monica de Miranda, Sleep Over, 2009

Ainsi, rien dans le travail de Monica de Miranda n’est laissé au hasard : ni le choix des lieux, ni celui des cadrages, tantôt larges, tantôt étouffants. Devant son objectif, l’architecture sert de loupe pour raconter, à celles et ceux qui voudront bien prendre leur temps, une histoire plurielle. Au-delà des quatre bords, des histoires croisées, qui nous forcent à analyser le passé pour comprendre le présent et mieux rêver le futur.

Pour plus d’informations vous pourrez utilement consulter le site de Monica Miranda ou son autre site sur ce projet.

Exposition Affective Utopia jusqu’au 21 avril 2019 à la Fondation Kadist, 21 Rue des Trois Frères, 75018 Paris

Silvy Crespo est passionnée par la photographie, l’architecture et les chats. Pour ViensVoir, elle ira dénicher des coups de cœur photographiques aux quatre coins de l’Europe (et même encore plus loin).

 
 

ENGLISH VERSION

How to photograph history? Answer and image analysis with our columnist Silvy Crespo who follows Monica de Miranda’s photographic steps in the Hotel Globo.

Beyond the edges

©Monica de Miranda, Hôtel Globo, 2015

Outside, the sun is setting. Its soft yellow light breaks on the edge of the large window that iron arabesques and a light veil isolate from the outside world. On the old greenish plastered wall, thick tears of dirt stopped flowing, as if frozen in this confined space and time. An eye in the thick wall gives me the illusion of being able to escape from this place. But in the distance, I can only see white rows of windows, or maybe they are balconies. The horizon is blurry. The depth of field is shallow.

Where am I? The window grills remind me of Portugal, the countryside, the old houses of my childhood. But here, or there, enclosed between the four edges of this image, it is not Portugal, but only the remains of a dark period of history. In this rectangle, a fragment of the Globo Hotel. We are in Luanda; we are in Angola.

©Monica de Miranda, Hôtel Globo, 2015

In the bedroom, the furniture tells a story. From the stained dressing table which seems to have come straight out of the seventies, to the flaking paint on the headboard of the eighties bed, to the mercury in the mirror: several styles, different temporalities.

Between these four edges, I travel to Angola, a land marked by the Portuguese colonial occupation that ended in 1975, after fifteen years of armed conflict between the occupying military forces and the Angolan liberation movements, and then by a civil war that ended in 2002.

In this dull place, the whiteness of the sheets that cover the mattress contrasts with the rest and brings us back to the present. The folds of the fabric create the fresh imprint of an absent body. Like the bright red of the stool carelessly arranged in a movement of haste, they tell us about life in this ruin of memory.

©Monica de Miranda, Hotel Globo, 2015

Thus, in the series Hotel Globo, Monica de Miranda, multimedia artist, curator and researcher, whose mother is Angolan and whose father is Portuguese, takes us with her into the meanders of this emblematic place, built in 1950 by the Portuguese doctor Francisco Martins de Almeida, in the pure tradition of tropical modernism, an architectural style particularly popular in the 1930s and after the Second World War in the territories of colonies and former colonies, particularly of Belgium and Portugal.

Although architecture is omnipresent in her work, Monica de Miranda is not an architecture photographer. Indeed, far from the usual clichés of the genre promoting materials, volumes, shapes or textures, her photographs are without artifice and even striking by their innocuous aspect. It is undoubtedly this banality of facade that makes the Hotel Globo or Swimming Pool series so effective, because although the photographs are direct, their scope is complex. Monica de Miranda’s work forces the viewer to look, to dissect, to contextualize, which necessarily requires that we take our time.

©Monica de Miranda, Swimming Pool, from the series Swimming Pool, 2017

Here is an abandoned swimming pool. This image may seem ordinary and some will be tempted to comment with a jaded look that it is « ruin porn », i.e. an image having no other function than to aesthetize a decayed urban space. However, in this case it would be a wrong judgment of this photograph because in reality this ruin speaks of power and positioning.

This pool is located in Malanje, a city whose name will be familiar to Antonio Lobo Antunes’ readers, and where Monica de Miranda’s mother is from. One of the main cotton producing areas in Angola during the occupation, Malanje was partially destroyed during the civil war. Like the Globo Hotel, this pool was built during the colonial era in accordance with the same architectural codes. Designed as a place of leisure and relaxation, it is the symbol of a privilege long reserved for wealthy families, who were mostly white.

Despite a wide angle view, the space is closed. The water has given way to piles of ochre earth. The blue of the tiles has almost disappeared, as has the privilege that accompanied it. From around the pool, we don’t know anything except that there are palm trees. The place seems abandoned but a mountain of sand in the background suggests a presence and a change of destination of the place. The image tells us about the re-appropriation of the land.

The only way to get a breath of fresh air would be to access this dive in the clouds. The dive, this place from which one falls, here from the sky, is also the place where one has perspective and where one can contemplate the horizon. It is only by moving body and gaze that the diver will see beyond the four edges.

©Monica de Miranda, Sleep Over, 2009

Thus, nothing in Monica de Miranda’s work is left to chance, neither the choice of places nor the choice of frames, sometimes wide and sometimes stifling. In front of her lens, architecture serves as a magnifying glass to tell a plural story to those who will take their time. Beyond the four edges, crossed stories, which force us to analyze the past to understand the present and better dream the future.

For more information, you can usefully consult the following links : Monica de Miranda ‘s website or this one about the archive.

Exhibition Affective Utopia until 21st of April at the Kadist Foundation, 21 Rue des Trois Frères, 75018 Paris

Silvy Crespo is passionate about photography, architecture and cats. For ViensVoir, she will find photographic favorites from all over Europe (and even further afield).