Nos vies sont devenues des photographies. Qui nous portent autant qu’elles nous encombrent. C’est ce que j’ai pensé à quelques heures d’intervalle, il y a quelques jours. Récit.
Pousser la porte de La Conserverie (Conservatoire National de l’Album de Famille) à Metz, c’est entrer dans un autre monde de la photographie. Celui du roman familial, avec ses émotions fugaces et ses insignifiances, ses ratés et ses petits miracles. Celui des images faibles (moyennes, disait le sociologue Pierre Bourdieu) capables de devenir universelles à force de rencontrer l’intime. Rencontrer Anne Delrez (la directrice de La Conserverie), c’est retrouver une copine d’enfance : une demie-seconde, un regard, et le fil des histoires commence à se dérouler (épisode 1 : « Faut-il jeter ses vieilles photos ? »).
Quand j’ai poussé la porte, Anne, accroupie, tenait dans la main une liasse de photos. À sa gauche, un carton dans lequel elle piochait. Derrière elle, un sac poubelle rempli de tirages déchirés. Le sol était jonché de dizaines de tas de photographies, résultat d’une journée de tri. Margot, qu’Anne me désigna comme sa stagiaire, était assise par terre au milieu de ces images, comme une enfant naviguant dans ses souvenirs.
Dix-sept cartons remplis de photographies déposés il y a quelques mois à La Conserverie. Comme c’est généralement le cas, c’est suite à un décès que l’on abandonne ses photos. Ce décès-là est un suicide. La cause ? Une dépression suite à la perte de … quelques cartons de photos. Or, il se trouve que l’homme (décédé) avait prêté sa maison à quelqu’un qui, probablement bien intentionné, avait voulu faire du rangement et s’était débarrassé de cinq cartons (de photos).
Lorsqu’Anne réceptionne les dix-sept cartons, elle ouvre le premier et gloups, reconnaît l’homme qui pose sur les photographies : c’est le même que celui qui figurait dans… les cinq cartons qui lui ont été déposés il y a quelques mois. Les cartons n’avaient pas été jetés : ils étaient chez elle !
Deux à trois mille photos. Pour la première fois, Anne en a détruit quelques-unes afin de préserver l’anonymat de personnes photographiées. L’ensemble, même s’il est trié en catégories esthético-thématiques, déborde de tous côtés la représentation d’une vie. Il envahira entièrement les murs de La Conserverie. À tel point que les visiteurs pourront décrocher et emporter leurs images préférées. Ça s’appellera « La Photographie ». Tout simplement.
Nos vies sont devenues des photographies, ai-je pensé, mais nos photographies peuvent aussi devenir des vies. Car au même moment, dans un autre lieu à Metz, s’expose un autre projet de La Conserverie, intitulé « l’Autobiographie comme Mensonge ». À l’origine, un atelier d’écriture pour les élèves du primaire jusqu’au lycée. Un atelier qui prend pour point de départ une photo représentant une scène de famille. Anne la brandit et s’adresse à un enfant :
– Tu te souviens, c’était où ?
– Ben…euh… dans les Vosges
– T’étais avec qui ?
– Mon oncle !
– Et là, c’est qui ?
Un autre répond :
– Ma soeur. Et avant, j’ai vomi dans les tournants
Anne Delrez :
« Et c’est parti, pas le temps de réfléchir, ça speede, ça speede, on dit beaucoup de bêtises et on rigole énormément. Et puis après, chacun tire dans ma caisse d’images cinq photos parmi lesquelles il choisira celle qui sortira de son album de famille. Et il va raconter l’histoire de la photo. Les CP me dictent le texte, je le saisis et après ils le recopient à la main. Les plus grands se débrouillent. Il n’y a pas un gamin qui n’ait rien écrit. Dans l’exposition, les textes sont juste accompagnés par le prénom de l’auteur, aucune mention de l’âge. Et même si le postulat de départ, c’est « l’autobiographie comme mensonge », beaucoup de vérités se livrent dans ces textes. J’ai beaucoup pleuré en les lisant.
Et puis, un truc qui est drôle, c’est la manière dont on s’identifie : je n’ai, dans ma caisse, que des photos de familles traditionnelles, des petits blonds à la peau blanche. Or, quand je fais ces ateliers, il y a toutes les couleurs de peau. Et bien pas une fois un enfant ne m’a répondu « hé, il n’y a pas de noir, je trouve pas mes parents ! ». La projection marche à tous les coups. C’est la force de la photo de famille, elle dessine des liens. »
Personne ne sait faire parler ces photos comme Anne Delrez. Et derrière ses enthousiasmes enflammés pour une photo anonyme, derrière ses élans de tendresse pour un inconnu qui appuie une ou trois mille fois sur le déclencheur, se cache une vraie pensée de la photographie.
Appendice : nos vies sont-elles vraiment devenues des photographies ? Le même soir, je dînais avec mon plus proche ami d’enfance, retrouvé après plusieurs dizaines d’années d’éloignement. A un moment, nous avons réalisé que nous n’avions aucune photographie de cette époque nous réunissant. Il était impossible de nous voir côte-à-côte dans ce passé photographié. Le passé était devenu léger, et c’était bien.
« L’autobiographie comme mensonge », jusqu’au 10 juin 2017, Basilique Saint Vincent, place St Vincent, Metz, tous les jours sauf le lundi et le dimanche de 14h00 à 18h00
La Photographie, une proposition d’Anne Delrez, du 3 juin au 29 juillet 2017, vernissage le 2 juin à 18h, La Conserverie, 8 rue de la Petite Boucherie, Metz.