Michel Nedjar n’est pas un accident dans la chaîne de l’évolution de l’histoire de l’art. Il fallait qu’il apparaisse. Comme si l’art contemporain avait eu besoin de Michel Nedjar pour faire pendant à ses visées conceptuelles et à certaines formes désincarnées. Pour qu’un geste inscrit dans une matérialité brute résiste aux savantes constructions de l’esprit et finisse par se couler dans les théories de l’art les plus contemporaines.
A quoi tient la fascination de l’oeuvre de Michel Nedjar ? Peut-être à sa capacité à incarner dans ses gestes et ses réalisations des questionnements qui sont au fondement de la condition humaine : naissance, mort, rites de passage, survie dans l’au-delà. Je me souviens encore du saisissement que me procurèrent les Chairdâmes lorsque je les vis la première fois : cette peuplade de foetus fantômes qui hantaient les murs de la Halle Saint-Pierre, comme autant de potentiels avortés, de matérialisations de nos vies psychiques. Est-ce parce que, à cette époque, j’étais moi aussi confronté à ma propre Chairdâme que je pouvais voir en filigrane le corps de l’artiste aux prises avec ses poupées ? A tel point que lorsque, plus tard, je vis des photos de Nedjar au travail, je ne fus nullement surpris : j’avais l’impression d’avoir assisté à ces corps-à-corps.
Au commencement, Michel Nedjar était un artiste brut. Ou plutôt serait-il plus juste de dire qu’il se reconnaît lui-même comme étant un artiste brut. Mais comme rien ne vaut l’intronisation officielle, il dépose quelques oeuvres au secrétariat de Jean Dubuffet, haute autorité en la matière. Dubuffet l’adoube prudemment en intégrant trois de ses poupées à la Collection de l’Art Brut. Mais sa première idée est de l’intégrer à la fameuse collection annexe (il reviendra finalement sur cette idée et l’intégrera à la collection officielle), celle de l’art brut-qui-en-est-presque-mais-pas-tout-à-fait. C’est-à-dire, les cas épineux ne répondant pas point par point aux critères de l’art brut définis par Dubuffet. Pour preuve, à propos des poupées de Nedjar, Dubuffet évoque des « simulacres (esthétiques) de simulacres (poupées d’envoûtement) ».
Détaillons les termes de la phrase : des simulacres de simulacres. Le second terme renvoie à la poupée originelle utilisée dans les rituels d’envoûtement. Elle est un simulacre puisqu’elle représente le corps absent sur lequel le rituel veut exercer une action. Et « simulacre de simulacre » car, selon Dubuffet, Nedjar, lorsqu’il crée une poupée, simule (imite) une forme anthropologiquement identifiée. Voilà qui révèle bien le scepticisme de Dubuffet : l’oeuvre l’intéresse, le touche peut-être, mais elle correspond à des gestes qui font comme si.
Ce soupçon mérite qu’on s’y arrête. Car si les gestes et les attitudes artistiques de Nedjar font écho à d’autres gestes (rites funéraires, pratiques médiumniques, dessin automatique), si certaines créations de Nedjar semblent éveiller des résonances formelles (poupées des indiens Hopi, masques de la vallée du Sepik, momies incas), pourquoi remettre en cause le chemin emprunté par l’artiste ? Ce chemin serait-il moins authentique pour avoir emprunté une voie déjà balisée ? La création ne pourrait-elle pas s’opérer suivant une forme de ritualisation consciemment mise en oeuvre ? Ce qui, d’ailleurs, ne freinerait nullement l’authenticité de ses effets.
Quels que soient les domaines d’influence repérables dans l’oeuvre de Nedjar, ils apparaissent plutôt comme un univers mental, un arrière-monde au sein duquel viennent s’inscrire des ensembles qui relèvent de démarches éminemment singulières. Et si tous les ensembles produits ne nous saisissent pas avec la même intensité – certains semblant même un peu sages, voire un peu convenus au regard des autres * – les gestes ne sont pourtant jamais feints.
Si l’oeuvre de Michel Nedjar s’inscrit donc originellement dans l’art brut, elle a aujourd’hui largement débordé ce champ de la production artistique. Comme si, lorsque Nedjar a commencé, l’art brut était le seul champ capable d’accueillir son oeuvre, et peut-être de la comprendre. Celle-ci a certes évolué, s’est inventée des directions et des ramifications nouvelles. Mais cette oeuvre travaille toujours le même terreau autobiographique et anthropologique, le même rapport au geste artistique : conjurer les effets du temps passé et à venir, réparer le monde plutôt que le représenter (une belle définition de l’art brut, non ?).
Mais alors, si l’art de Nedjar n’a pas changé, c’est que c’est l’art autour de lui qui a changé. Et qu’à un moment, sa pratique a fini par rejoindre celle de certains héros de l’art contemporain. Tel Roman Opalka qui prend la décision de passer le reste de sa vie à peindre sur toile l’inexorable progression des nombres jusqu’à sa mort, point final de cette progression infinie. Michel Nedjar, lui, dans ses travaux les plus récents, enveloppe les objets de son atelier. Il s’en prive, mais constitue ainsi des équivalents à ces fétiches africains chargés des objets de pouvoir qu’ils renferment. Il les soustrait aussi à sa propre vue et les rend définitivement invisibles, dégageant ainsi son espace de vie tout en embaumant ce qui le peuplait. Nedjar rejoint ces artistes dont l’oeuvre et la vie finissent par se confondre totalement. Ceux dont la vie devient l’oeuvre.
La démarche et les oeuvres de Michel Nedjar, aux frontières de l’art brut et des arts premiers, se présente comme une synthèse de savoirs ethnographiques et d’expériences traversant l’histoire de l’art. Elle s’inscrit dans une approche contemporaine puissamment emblématisée par plusieurs expositions récentes (telles que les Maîtres du Désordre, ou Persona, au Musée du Quai Branly). Mais surtout, elle tient en haleine : « mon projet serait de faire une grande poupée à ma taille et de rentrer dedans et qu’on m’enterre avec la poupée** ». Pharaon tenant sur sa tête la double couronne de l’art contemporain et de l’art brut, Nedjar affronte la mort en construisant de ses mains sa propre pyramide. Et devant la mort, nous serons tous des enfants.
L’exposition monographique consacrée à Michel Nedjar est au LAM, le Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Lille Métropole jusqu’au 4 juin 2017. Sa visite est aussi indispensable que riche en émotions.
Et à la galerie Christian Berst (Paris 3e), l’exposition Michel Nedjar se termine samedi prochain, 22 avril. Notez qu’à partir de 17h, l’artiste sera présent pour signer le catalogue de l’exposition, celui de sa rétrospective Introspective au LaM, ainsi que Le chantier des consolations, un recueil d’entretiens avec Françoise Monnin.
* je pense ici à la série Foule, écho possible des dessins de l’artiste brut Raphaël Lonné.
**entretien du 18 octobre 2016 avec Daniel Cordier, publié dans le catalogue « Michel Nedjar, Introspective », édité par le LAM