L’exposition de Marta Zgierska à la Galerie Intervalle questionne la surface de l’image photographique. Le réel est-il toujours à portée d’image ?
(English version included below)
Ce qui m’intéresse le plus, dans un travail photographique, par-delà le rendu visuel, ce sont surtout les concepts et le réseau de sens qu’il met en mouvement. Oui, ces images-là existent pour produire du sens, des idées, du contenu. Leur apparence ne suffit pas. On jugera peut-être que ce type de lecture est une dérive, une complexification superflue ou une perversion. Je l’assume, je la défends.
Que certaines photos se parent des atours de la séduction pour mieux faire réfléchir, n’en serait alors que plus stimulant.
Celles de Marta Zgierska sont d’une beauté froide, éthérée. Elles n’en sont pas moins réelles, alors que leur surface lisse, si lisse, semble suggérer la métamorphose digitale.
Nous voilà donc dans l’univers du trompe-l’oeil, de cette illusion qui vise le redoublement parfait du réel.
C’est là un genre bien identifié et codifié dans l’histoire de l’art, dont le sens a évolué au cours des époques : d’abord virtuosité mimétique, puis jeu subtil avec la réalité. Aujourd’hui remise en question profonde de cette réalité, comme une sorte de méditation cartésienne revisitée : l’illusion de la réalité révèle que nous serions victimes de l’exercice de nos sens, et nous ne vivrions que dans la caverne de Platon, occupés à regarder les ombres pendant toute notre vie (ça pourrait s’appeler Netflix, n’est-ce pas ? ).
Le trompe-l’oeil constitue alors une mécanique diablement efficace, laissant le spectateur libre de rester à la surface de l’image, ou de passer outre pour mieux la déjouer.
La photographie d’aujourd’hui travaille souvent à stigmatiser l’illusion à travers une déchirure de la réalité procédé qui, précisément, pourrait nous extirper de la caverne. Exercice délicat puisque, si la séduction de cette déchirure en venait à être trop grande, nous ne ferions alors que changer de caverne pour une autre…
Cette petite fêlure, elle est là. Sur la courbe d’une fesse si parfaite qu’elle en devient académique, annonçant, à quelques centimètres près, le pli de la peau. Comme un décalage de l’érotisme, en train de se lézarder. Un coup porté à la fameuse transparence de la photographie, ouverte sur le réel. Mais ici, plutôt la photo recouverte d’une couche translucide, légèrement opacifiée, qui nous sépare de l’expérience du corps réel. De l’expérience.
Car au-delà du fondement autobiographique (la reconstruction du corps et du mental après un accident de voiture) et du questionnement sur le genre, c’est bien cette métaphore qui est à l’oeuvre dans l’utilisation de ces surfaces de chirurgie plastique par Marta Zgierska. Surfaces qui flottent dans l’air et pendouillent comme les pauvres défroques du réel, ayant été à son contact mais n’en gardant presque rien.
On peut aussi se souvenir qu’une des photos de la première série de Marta Zgierska (Post, 2013) travaillait déjà cette idée de masque et de prolongement du visage, même si c’était par une intervention directe sur celui-ci. La possibilité de quelque chose d’autre derrière l’image, d’une vie sous la surface.
Pendant longtemps, ça n’a été que ça, la photographie : une surface (de papier), une surface de contact avec le réel. Et puis c’est devenu cette image lumineuse qui n’a d’autre matérialité que celle de l’écran scrollé par la pulpe du pouce, vouée à glisser doucement vers sa disparition au profit d’une image, et d’une autre, et d’une autre. Surface s’efface.
Le titre After Beauty, à un moment où il est beaucoup question d’After Photography (une photographie travaillée par la dématérialisation numérique, explorant ses futurs possibles) pourrait alors renvoyer à la photographie d’hier, et la surface qui se délite de plus en plus et serait susceptible elle-même de devenir un objet de nostalgie.
Il y a une encore une dernière chose qui pose question. Un détail plus signifiant qu’il n’y parait : dans la série After Beauty, chaque cadre est de la couleur exacte du masque photographié. Ce qui pourrait apparaître comme une simple idée marketing destinée à renforcer la séduction de l’objet artistique prend une autre signification : l’image fuit hors d’elle-même, hors de sa surface. Le cadre ne saurait la contenir puisqu’il devient une partie de l’image. Animée d’une force centrifuge, la voilà qui s’échappe de la surface, explose, se répand.
Décidément, la photographie s’enfuit.
L’exposition de Marta Zgierska, After beauty, se tient à la Galerie Intervalle, 12, rue Jouye Rouve, 75020 Paris, jusqu’au 6 juillet.
Le site de Marta Zgierska.
English version
Marta Zgierska, photography as a mask of reality
Marta Zgierska’s exhibition at the Intervalle Gallery questions the surface of the photographic image. Is reality always within reach of the image?
What interests me most in a photographic work, beyond the visual content, are above all the concepts and the network of meaning that it sets in motion. Yes, these images exist to produce meaning, ideas and content. Their appearance is not enough. This type of reading may be considered a drift, an unnecessary complexity or a perversion. I assume it, I defend it.
It would then be all the more stimulating if some photos were to be adorned with the finery of seduction to make people think better.
Marta Zgierska’s are of a cold, ethereal beauty. They are nevertheless real, while their smooth surface, so smooth, seems to suggest digital metamorphosis.
So here we are in the world of trompe-l’oeil, of this illusion that aims at the perfect repetition of reality.
This is a genre well identified and codified in art history, whose meaning has evolved over the years: first mimetic virtuosity, then subtle play with reality. Today, this reality is being challenged in depth, like a kind of revisited Cartesian meditation: the illusion of reality reveals that we would be victims of the exercise of our senses, and we would only live in Plato’s cave, busy looking at the shadows all our lives (it could be called Netflix, right?).
The trompe-l’oeil then constitutes a devilishly effective mechanism, leaving the spectator free to remain on the surface of the image, or to override it to better thwart it.
Today’s photography often works to stigmatize illusion through a process of tearing reality apart that could, precisely, pull us out of the cave. A delicate exercise since, if the seduction of this tear were to be too great, we would only change the cave for another one…
This little crack, it’s there. On the curve of a buttock so perfect that it becomes academic, announcing, to within a few centimetres, the fold of the skin. Like a shift in eroticism, cracking up. A blow to the famous transparency of photography, open to reality. But here, rather, the photo is covered with a translucent, slightly opaque layer that separates us from the experience of the real body. Experience.
Because beyond the autobiographical foundation (the reconstruction of the body and mind after a car accident) and the questioning of gender, it is this metaphor that is at work in the use of these plastic surgery surfaces by Marta Zgierska. Surfaces that float in the air and dangle like the poor defrockers of reality, having been in contact with it but keeping almost nothing of it.
We can also remember that one of the photos in Marta Zgierska’s first series (Post, 2013) already worked on this idea of a mask and facial extension, even if it was through a direct intervention on it. The possibility of something else behind the image, a life under the surface.
For a long time, that was all photography was: a surface (of paper), a surface of contact with reality. And then it became this luminous image that has no other materiality than that of the screen scrolled by the pulp of the thumb, destined to slide gently towards its disappearance for the benefit of one image, and another, and another. Surface disappears.
The title After Beauty, at a time when there is a lot of talk about After Photography (a photography worked by digital dematerialization, exploring its possible futures) could then refer to yesterday’s photography, and the surface that is breaking up more and more and would itself be likely to become an object of nostalgia.
There is one more thing that raises questions. A more significant detail than it seems: in the After Beauty series, each frame is the exact color of the mask photographed. What could appear as a simple marketing idea intended to reinforce the seduction of the artistic object takes on another meaning: the image flees from itself, from its surface. The frame cannot contain it since it becomes part of the image. Driven by a centrifugal force, it escapes from the surface, explodes, spreads.
The photograph definitely escaped.
Marta Zgierska’s exhibition, After beauty, Galerie Intervalle, 12, rue Jouye Rouve, 75020 Paris.
Marta Zgierska’s website.