(English version included below)
Luis Carlos Tovar est le lauréat 2019 du prestigieux Prix Elysée. Notre chroniqueuse, Silvy Crespo était à la Nuit des Images du Musée de l’Elysée de Lausanne pour, entre autres, rencontrer ce photographe au projet fortement enraciné dans l’histoire politique de son pays et dans son histoire personnelle.
Le 22 juin dernier avait lieu la neuvième édition de La Nuit des Images organisée par le Musée de l’Elysée de Lausanne. L’occasion pour Viens Voir de se rendre sur place et d’aller à la rencontre des artistes présents et de leurs travaux. Nous avons eu l’immense plaisir de rencontrer entre autres, Shirin Neshat, qui nous a beaucoup ému avec la vidéo Looking for Oum Kulthum, une ode aux femmes et aux artistes femmes, ainsi que la talentueuse Charlotte Abramow, dont le clip, Les passantes, était projeté cette nuit-là.
L’après-midi fût également marqué par la performance de l’artiste Liu Bolin qui, pour cette occasion, a choisi de se fondre dans la façade du Musée de l’Elysée. Pendant que l’artiste et ses figurants se faisaient maquiller, nous en avons profité pour rencontrer Luc Debraine, responsable du Musée suisse de l’appareil photographique de Vevey, un homme passionnant et passionné par la pratique photographique, tant dans son aspect esthétique que technique, et par ses évolutions. Et parce qu’à Viens Voir nous sommes curieux, nous avons également voulu rencontrer la muséologue Afshan Heuer pour discuter des enjeux des pratiques curatoriales et notamment de la question de l’interaction avec le public.
Enfin, nous avons eu le privilège de rencontrer le lauréat du Prix Elysée, Luis Carlos Tovar, pour parler de son projet Le Jardin de mon père, projet consacré ce soir là. Suivez-moi dans ce projet envoûtant.
Il ne faut jamais sous-estimer un enfant, et encore moins l’amour que celui-ci peut éprouver pour ses parents. Il se trouve que dans l’histoire dont je vais vous parler, il s’agit de l’amour d’un fils pour son père ; celui de Luis Carlos Tovar pour son père, Jaime Tovar.
Nous nous rencontrons à l’abri des regards indiscrets, pour évoquer son projet, Le jardin de mon père (preuve de vie). D’amour filial, il n’est jamais explicitement question lors de notre échange, assis dans un jardin, sous un ciel lausannois clément qui nous a épargné la foudre.
1980.
Luis Carlos est à peine âgé d’un an, lorsque son père, Jaime, est enlevé et retenu dans la forêt amazonienne par les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC). Commence alors une période d’angoisse et d’attente de plusieurs mois, au cours de laquelle Jaime sera, à plusieurs reprises, déclaré mort par les journalistes.
Pendant les mois de sa détention, le père de Luis Carlos est réveillé tous les matins à quatre heures, lorsque le noir de la nuit commence à céder au bleu profond d’une lumière du jour qui ne brillera pas. Dans la jungle colombienne, l’aube ne perce jamais.
Luis Carlos me rappelle les mots d’Octavio Paz : « La lumière est un temps qui se pense ».
Les FARC remettent trois livres à son père : Le Capital de Karl Marx, Journal de Bolivie de Che Guevara et Que Faire ? de Lénine. De ces manuels d’endoctrinement, Jaime fait un journal intime de sa captivité, conservant entre les pages des graines, des papillons et des plantes qu’il trouve en chemin.
Jaime est finalement libéré vivant, mais lui et sa famille sont contraints de quitter la ville. Pendant les années qui suivront, il passera son temps à habiter de nouveaux espaces à travers l’acte obsessionnel de s’entourer de plantes, cherchant à recréer le jardin de son enfance.
1989.
La sœur de Luis Carlos découvre une photographie de son père qui avait été envoyée par les FARC à sa famille comme preuve de vie. C’est cette image, qu’il dit dissimulée dans les petits mythes de son histoire familiale, qui sert de point de départ au projet photographique qui lui vaudra, plus tard dans la nuit, d’entendre son nom révélé à un parterre de professionnels, de collectionneurs et d’amateurs, réunis pendant la Nuit des Images, organisée par le Musée de l’Elysée.
2019.
Luis Carlos est le lauréat du prix Elysée, dont le jury couronne cette année une histoire intime au sein d’un récit collectif douloureux, et indéniablement traumatique, pour nombres de familles colombiennes. Pour le lauréat, l’écriture de l’histoire collective de la Colombie passe nécessairement par l’écriture de(s) récit(s) personnel(s) ; par l’écriture de son récit personnel, celui de sa famille, d’une part en superposant des images personnelles à des images d’archives, mêlant ainsi l’individuel et le collectif, et d’autre part en réalisant des cyanotypes.
L’emploi de ce procédé alternatif, Luis Carlos le justifie par le lien historique de la technique du cyanotype avec les herbiers. Chaque plante de l’herbier constitué pour ce projet a été sélectionnée par son père et a été exposée au soleil dans le patio de son jardin. Mais au-delà de cela, et comme le souligne l’artiste, dans le cyanotype, la lumière signale et brûle le vide autour de l’objet et de la plante, lui permettant ainsi de mettre en évidence l’absence de nature ou le territoire perdu.
Aujourd’hui.
Que reste-t-il de cette expérience ? Je m’aventure à demander à Luis Carlos si, depuis qu’il a débuté ce projet, il a été en mesure de voir la preuve de vie de son père. Il y a quelques temps, face à l’insistance de son fils, Jaime a accepté de lui dévoiler cette image qui, au fil des ans, a pris une place centrale dans la vie de celui-ci et de la famille. Cependant, alors qu’il ouvrait le coffre-fort dans lequel elle devait se trouver cachée, Jaime n’a pas retrouvé cet instantané de sa vie. Il dit ne plus se souvenir du lieu où il l’a cachée.
Finalement, est-ce si important de pouvoir voir cette image ? Luis Carlos me dit avec toute la poésie qui caractérise son travail que lorsqu’il n’y a pas d’image, cela ouvre le champ de la spéculation. Alors spéculons : et si l’absence d’image n’était là que pour permettre d’oublier et de continuer à vivre ?
Années 1990.
Il est quatre heures du matin. Luis Carlos se réveille.
Pendant plusieurs années, comme son père en 1980, il se réveillera ainsi, lorsque le noir de la nuit commence à céder au bleu profond. Mais contrairement à son père, condamné à l’obscurité de la jungle, Luis Carlos lui, verra l’aube.
Silvy Crespo est passionnée par la photographie, l’architecture et les chats. Pour ViensVoir, elle va dénicher des coups de cœur photographiques aux quatre coins de l’Europe (et même encore plus loin).
English version
Luis Carlos Tovar, or the art of oblivion
Luis Carlos Tovar is the winner of the prestigious 2019 Elysée Prize. Our columnist, Silvy Crespo, was at the Nuit des Images of the Musée de l’Elysée in Lausanne to meet this photographer with a deep-rooted project.
Last June 22nd, La Nuit des Images, which is organized by the Musée de l’Elysée de Lausanne at this time of the year, took place. The occasion for Viens Voir to pay a visit and meet the artists who were present and their work. We had the great pleasure of meeting, among others, Shirin Neshat, who moved us with the video « Looking for Oum Kulthum », an ode to women and female artists, as well as Charlotte Abramow, whose video « Les passantes » was screened that night.
The afternoon was also marked by the performance of the artist Liu Bolin, who is no longer to be presented. For the occasion, Bolin chose to blend into the façade of the Musée de l’Elysée. While the artist and his extras were being painted, we took the opportunity to meet Luc Debraine, Head of the Swiss Camera Museum in Vevey, a man who is passionate about photography, both in its aesthetic and technical aspects, and its evolution over time. Because at Viens Voir we are curious, we also wanted to meet the museologist Afshan Heuer to discuss curatorial practices and in particular the question of interaction with the public.
Finally, we had the privilege of meeting the winner of the Elysée Prize, Luis Carlos Tovar, to talk about his project « My Father’s Garden (Proof of life) » which was consecrated that evening.
A child should never be underestimated; let alone the love he/she may have for his/her parents. It so happens in the story I am about to tell you, which is a story inspired by the love of a son for his father; that of Luis Carlos Tovar for his father, Jaime Tovar.
We meet far from indiscreet eyes to discuss his project My father’s garden (proof of life). Sitting in a garden, under the Lausanne clement sky that spared us from lightning, filial love is never explicitly mentioned during our exchange.
1980.
Luis Carlos was barely one-year-old when his father, Jaime, was kidnapped and held hostage in the Amazonian forest by the Revolutionary Armed Forces of Colombia (FARC). A period of anxiety and waiting of several months then began, during which Jaime was repeatedly declared dead by the journalists.
During the months of his detention, Luis Carlos’ father is woken up every morning at four o’clock, when the dark of the night begins to give way to the deep blue of a daylight that will not shine. In the Colombian jungle, the dawn never breaks.
Luis Carlos reminds me of Octavio Paz’s words: « Light is a time that is thought of ».
The FARC gave his father three books: Karl Marx’s Capital, Che Guevara’s Bolivian Diary and Lenin’s What to Do? These indoctrinating books were used by Jaime as a diary of his captivity, in which he kept, between the pages, seeds, butterflies and plants he found on the way.
Jaime was eventually released alive, but he and his family were forced to leave the city. During the following years, he spent his time living in new places through the obsessive act of surrounding himself with plants, seeking to recreate the garden of his childhood.
1989.
Luis Carlos’ sister discovers a photograph of his father that had been sent by the FARC to his family as a proof of life. It is this image, which he says is hidden in the small myths of his family history, that serves as a starting point for the photographic project that will cause him to hear, later that night, his name while it is revealed to an audience of professionals, collectors and amateurs, gathered during the Night of Images, organized by the Musée de l’ Elysée.
2019.
Luis Carlos is the winner of the Elysée Prize, whose jury this year consecrates an intimate story blending in a collective one that is painful, and undeniably traumatic, for many Colombian families. For the winner, the writing of Colombia’s collective history necessarily involves the writing of personal narrative(s); the writing of his personal narrative, that of his family by superimposing personal images on archival images on the one hand, thus mixing the individual and the collective, and on the other hand, by creating cyanotypes.
Luis Carlos explains that he chose to use this alternative printing technique because of its historical link with the making of herbariums. Each plant of the herbarium created within this project has been selected by his father and exposed to the sun on the terrace of his garden. But beyond this explanation, as the artist also points out, in cyanotype light identifies and burns the emptiness around an object or plant, thus allowing him to highlight the absence of nature or lost territory.
Today.
What remains of this experience? I venture to ask Luis Carlos if, since he started this project, he has been able to see his father’s proof of life. Some time ago, at her son’s insistence, Jaime agreed to reveal to him this image which, over the years, has taken a central place in the life of his son and the family. However, as he opened the safe in which the image must have been, Jaime did not find that snapshot of his life. He says he can’t remember where he hid it.
Finally, is it so important to be able to see this image? Luis Carlos tells me with all the poetry that characterizes his work that when there is no image, it opens the field of speculation. So let’s speculate, what if the absence of an image was only there to allow us to forget and continue to live?
In the 1990s.
It is four o’clock in the morning. Luis Carlos wakes up.
For several years, like his father in 1980, he woke up in this way when the night’s darkness began to give way to deep blue. But unlike his father, condemned to the darkness of the jungle, Luis Carlos will see dawn.
Silvy Crespo is passionate about photography, architecture and cats. For ViensVoir, she finds photographic favorites from all over Europe (and even further afield).