
Troisième volet de notre exploration des rapports multiples entre texte et photographie, à la rencontre d’artistes dont la pratique entrelace ces deux médiums. Après la plongée dans l’oeuvre de Louise Narbo et l’approche multiforme de Laure Samama, c’est Anne de Gelas qui dévoile pour nous son processus et le vivier de ses carnets de travail.
Comme les autres auteur.es photographes qui ont ou vont participer à cette série d’articles, tu as un lien fort avec l’écriture. Pour toi, y a-t-il des sujets ou des phénomènes qui se disent mieux avec le texte ou avec l’image ?
Les deux sont-ils nécessairement appelés à se compléter ?
Dans mon travail autobiographique, il n’y a pas de sujet qui se disent mieux en textes qu’en images ou dessins, les choses se disent autrement, dans une recherche de précision et d’ouverture. Les trois médiums servent à partager des expériences, ils s’inscrivent dans ma pratique sous un angle différent, ils se complètent. Les textes courts d’une écriture presque automatique, sont plus directs, ils disent, sans fioriture, sans craindre la violence, souvent d’une colère affirmée. Ils peuvent se lire à voix haute dans une lecture scandée. Alors que le dessin me permet une lecture plus ouverte à l’interprétation, plus méditatif dons sa conception mais aussi souvent plus sexuel ou sensuel. Ils me semblent plus proche du corps. La photographie impose par sa frontalité, mon corps en est souvent le sujet. Certaines images peuvent heurter par la confrontation cherchée avec le spectateur, je regarde, interpelle. Chaque médium implique mon corps à une niveau différent, il le met en action dans des modalités particulières.
Lors d’une résidence ce début de mois d’août, les textes ont été lus et présentés sans photographies. Il s’agit de textes sur le corps, l’âge et la migraine. Je ne voulais pas que les autoportraits photographiques dirigent la lecture, il me semble qu’à leur lecture sans les images, les gens peuvent mieux se les approprier.
Je passe pour le moment par des expérimentations afin de savoir comment présenter ce travail au mieux, dans l’idéal en intégrant les trois médiums, voire de la vidéo et/ou enregistrement sonore.

Un essai poétique rageur
A mes yeux, les artistes qui s’épanouissent dans cette forme qu’est le récit photographique (et parfois avec d’autres formes, notamment le dessin) sont plus des conteuses que de pures photographes. Et plutôt que photographie, je préfère le terme de littérature visuelle, qui dit bien qu’une autre forme de littérature se développe, différente de la littérature consacrée. Qu’en penses-tu ?
Le mot récit, surtout récit photographique, me met un peu mal à l’aise en effet. L’idée de travailler une autre forme de littérature me semble très juste, mais la littérature n’est-elle pas toujours visuelle?
Je n’ai pas vraiment besoin de nommer ce que je fais, ce serait comme rentrer dans une case alors que j’ai besoin d’explorer les différentes façons de montrer un travail. Mais peut-être que je définirais la forme que j’utilise, pour le moment, comme un essai poétique rageur qui déroulerait dans un questionnement entêtant une expérience avec ses nombreuses contradictions et embûches.
Je vois mon travail comme une séries d’essais autobiographique, incluant ma vie et les témoignages de personnes traversant des expériences similaires, dans lesquels je me penche sur des sujets de société. Sujets auxquels je trouve qu’on prête peu d’attention (le deuil, l’avancée en âge, la ménopause, le cancer, la migraine, la charge mentale, ..) ou qu’on développe trop souvent de la même façon avec distance, retenue, suggestion.
L’ensemble de mon travail déploie un vécu qui ressemble à celui de beaucoup d’autres femmes. Dans ce sens le mot essai ou témoignage convient peut-être mieux que celui de littérature visuelle.
Le vivier
des carnets de travail
Nous avons beaucoup évoqué tes carnets, comme une sorte de vivier dans lequel images, textes et dessins constituent des ressources dans lesquelles puiser et que tu peux même réemployer d’un projet à l’autre. Peux-tu nous en dire plus ?
Mes carnets comportent l’ensemble de mes recherches (textes, images, dessins, citations, collages, …). Toutes ces tentatives pour dire au mieux le sujet sur lequel je travaille. Le mot vivier me plait beaucoup. C’est une accumulation de pistes, d’essais, de notes. Une accumulation de possibles. C’est dans ce sens que je parle de carnets de recherches et que la fétichisation de l’objet ‘carnet’ m’agace car ils sont pour moi des outils de travail.
Bien sûr pour m’en servir ils doivent avoir une forme qui me donne envie d’y revenir. Leur mise ne page est importante car elle doit être claire, parfois même dépouillée. Leur utilisation est multiple, en parlant d’essai ceci peut aussi être des projets de mise en page, des réécritures de textes, des corrections de dessins, d’autres mises en relation des différents éléments tentant d’apporter un dire plus juste.
Il y a beaucoup de répétitions, d’idées ressassées, des boucles.
Des carnets vivants
Il s’y trouve aussi les recherches dans le but de la publication de livres, ou les scénographies et l’éditing pour une exposition. Je ne montre pas mes carnets, les pages qui se trouvent dans mes livres sont souvent, mais pas toujours, des recompositions où la mise en commun texte/image/dessin sert à circonscrire une idée.
Pour l’anecdote, je travaille toujours avec les mêmes carnets. Jje ne veux pas de beaux carnets que j’aurais peur d’abîmer. Je peux entrer dans le travail directement, le nouveau carnet n’est que la suite de l’autre. Parfois je reproduis même la dernière page dans le nouveau pour bien marquer la continuité. Les carnets sont bourrés de post-it de couleurs différentes, selon les recherches. Ils sont vivants et toujours à portée de main, même si j’en ai à présent beaucoup.
Donner une valeur différente
aux images
J’ai aussi été frappé par ton rapport à des images altérées, photocopies, images vues par transparence, images dites pauvres. Tu les cherches ou elles tombent sous tes yeux et tu les « reconnais » comme porteuses de plus de sens (ou d’un autre sens) que l’image d’origine ?
C’est une question difficile, je ne peux pas toujours expliquer.
Il s’agit peut-être de donner une ‘valeur’ différente aux images. Je ne veux pas dire par là qu’elles sont moins importantes. Ces images altérées se lient ou se rapprochent plus des dessins ou des carnets d’écriture, par exemple la photocopie par son aspect très contrasté, tramé, encré.
Il y a aussi des hasards heureux, des accidents lors de l’impression, la transparence, le bourrage dans l’imprimante, des superpositions, … qui racontent autre chose, apportent un petit décalage.
Et ces petits décalages, comme si je tirais une carte de ‘stratégie oblique’, débloquent parfois un noeud, apportent une réponse inattendue, un autre sens plus vécu.
Ces images semblent transcendées (métamorphosées – abîmées) par le temps qui passe.
Ces images altérées acquièrent un statut de document, presque d’archive puisque, plus que les autoportraits, je peux me rappeler le moment de leurs transformations et de leurs découvertes.
Manipuler les images
S’imprégnant d’un sens souterrain par les manipulations, ces images disent quelque chose des couches superposées, des histoires accumulées, déposées sur elles, les rendant habitées de ce que tout le travail sous tend.
Comme je l’ai dit plus haut, au sujet des images continuellement recycléés dans les carnets, il s’agit d’une autre forme de ‘recyclage’.
Le livre infini ?
Y a -t-il un livre dont tu rêverais, qui serait un peu fou, en tout cas sur lequel tu t’es dit : ce n’est pas faisable, pour des questions de coût ou de façonnage ?
Il y a un mois encore, j’aurais répondu non, il n’y avait pas de livre dont je rêvais.
Mais cet été après avoir retravaillé longuement une partie de mes textes, dont plusieurs ont 15 ans, je me suis rendue compte que certains sujets revenaient en boucle et traçaient un fil à travers les années. L’été 2024 j’avais déjà trié et rassemblé mes autoportraits (le premier datant de 1988) et photographies faites avec mon fils, ensuite j’ai fait de même avec mes dessins depuis 2010. Devant toute cette matière, j’ai vu un livre.
Parce que cela commence comme cela : je vois le livre.
Un livre qui relierait les différentes sujets abordés. Dans mes carnets quotidiens, il n’y a pas de chapitre, mais un long déroulé. Le livre serait une traversée d’expériences simples, pas un vécu si particulier, mais celui de beaucoup de femmes, d’hommes… le couple, la maternité, le deuil, la maladie, la monoparentalité, le cancer, le conflit travail artistique/travail alimentaire, l’avancée en âge …
Mais en effet ce projet est un peu fou, il couterait bien trop cher. Mais rien ne m’empêche de rêver, d’y travailler, de rebattre sans cesse toute cette matière, comme un jeu de carte aux possibilités de combinaisons infinies.
Le site de Anne de Gelas
Ses publications aux Editions Loco.