La photo brute se découvre encore

Sans titre, 2003, tirage argentique original, 15×10 cm, ©christian berst art brut

C’est le dernier week-end pour voir ce nouvel ensemble de photo brute intitulé Le fétichiste, à la galerie Christian Berst art brut. Et cette catégorie de photo brute n’en finit pas de nous interroger : sur la photo, sur l’art et ses pratiques, sur la psyché humaine.
Décidément passionnant.

L’ensemble de photographies réunies sous l’appellation Le fétichiste, présenté à la galerie christian berst art brut pose de manière aigüe la question de la transmutation qui affecte l’oeuvre lorsqu’elle franchit les frontières de la sphère très privée pour se retrouver exposée aux yeux de tous, sur les murs de la galerie.

Vue d’exposition ©christian berst art brut

Cet obscur objet :
la photo brute

Si le monde de l’art brut a largement accepté ce passage vers la valorisation esthétique et marchande qui en résulte (mieux : il les a tellement exemplifiées qu’il a bousculé les frontières du monde de l’art en général), il n’y a que très peu d’années qu’il se confronte à des ensembles constitués de photographies.

Doit-on alors utiliser le terme de photographie brute ? Ou rester prudent, comme le titre de l’exposition arlésienne de la Collection Bruno Decharme & Compagnie en 2018 : PHOTO I BRUT ? Acceptons le terme de photo brute en considérant qu’il recouvre des pratiques singulières et à usage privé de la photographie.

La question qui se pose d’emblée consiste à se demander si toutes les pratiques singulières de la photographie seraient alors susceptibles d’apparaître sur les murs de la galerie ou de l’institution. La réponse est sans détour : si le champ photographique semble infini (Vilem Flusser a démontré qu’il n’en était rien dans son livre Pour une philosophie de la photographie), ses usages, depuis leur production jusqu’à leur circulation, sont si massivement conditionnés que l’invention de pratiques singulières s’inscrivant en marge de l’usage généralisé est statistiquement très faible.

Celles-ci nous intéresseront alors à double titre : d’abord parce qu’elles s’élaborent comme artification de la pulsion ou de la psyché, ensuite parce qu’elles relèvent d’un usage dévoyé du medium.

Sans titre, 2003, tirage argentique original, 15×10 cm ©christian berst art brut

Collants troublants

Détaillons un peu plus précisément l’ensemble intitulé Le Fétichiste.

Un coup d’oeil rapide sur les photographies dresse effectivement le portrait d’un fétichiste du collant féminin. Son regard traque cette matière dans l’espace public, celui des terrasses de cafés (motif récurrent des jambes croisées, genoux en gros plan), de l’écran de télévision (lors de talk-shows, émissions de télé-achat ou fictions) ou des publicités magazine dont la vision est contrariée par les reflets, la reliure ou les froissements. Puis, ce qui était jusque-là le parcours voyeuriste du fétichiste s’infléchit vers une expérimentation intime du contact avec la matière : auto-travestissement de l’auteur qui se photographie et filme ses propres jambes revêtues de collants, tandis qu’il cache son sexe entre ses cuisses ou derrière un linge.

Si, dans beaucoup de prises de vue, il est difficile de démêler l’intentionnalité de ce qui est de l’ordre de l’accidentel ou des contraintes techniques (flous ou cadrage imposés par la distance minimale de mise au point), plusieurs points complexifient l’analyse. Et ce sont probablement ces points qui ancrent la singularité de la pratique photographique du fétichiste.

D’abord quelques troublantes captures photographiques d’émissions télévisées laissant voir au second plan des jambes gainées/croisées, dans lesquelles apparaissent des fragments de sous-titres qu’il est impossible de négliger : « Que cachent nos rêves le », « Qui pourrait imagi que moi ait cette v ». Traquant son motif érotique favori, l’auteur rencontre ses propres questionnements et se dévoile de manière à peine codée.

L’examen des planches-contact est, lui aussi, intriguant : plusieurs d’entre elles déploient, sur des dizaines de poses, la répétition de la même image, comme une sorte de mantra visuel épuisant le visible à portée de main ou d’écran.

Dans les captures d’écran de « Thierry la Fronde », célèbre aventurier du paysage audiovisuel des années 60, l’effet du collant moulant le fessier souligne la sexualisation alors que, vu de devant, il l’efface, l’indifférencie. L’auto-travestissement se révèle alors sous un autre jour : pas seulement l’action de changer de sexe, mais peut-être aussi celle de ne plus en avoir…

Sans titre, 2002, tirage argentique original, 15×10 cm ©christian berst art brut

Quelle esthétique
pour cette photo brute ?

A noter encore, l’absence quasi-totale de références à des images explicitement érotiques ou pornographiques. Seules deux captures d’écran dans lesquelles une main étrangère intervient dans le cadre pour approcher le corps semblent appartenir à ce registre.

Se pose enfin la question des critères de sélection des images, question qui prend tout son sens lorsque, par exemple, nous sommes confrontés à ces photographies de genoux croisés, certaines parfaitement nettes, d’autres d’un beau flou vaporeux. Lesquelles choisir se demande l’esthète ? Au nom de quel code esthétique ? Pourquoi choisir quand chaque photo rencontre sa nécessité, pourrait répondre le fétichiste, engagé dans une toute autre action que cette sélection / qualification ?

Car ce qu’au final nous voyons (des images), n’est que l’aval de rituels impulsifs ou minutieusement élaborés, une conquête de soi à travers des captures compulsives du monde, une mise en jeu de son propre corps dans des expériences dont il faut garder des traces. De l’art en somme.


Informations pratiques

Plus d’informations sur la page dédiée à l’exposition sur le site de la galerie : www.christianberst.com

Christian Berst art brut
3-5, passage des gravilliers
75003 Paris

Horaires de visite : samedi 23 et dimanche 24 janvier / 14h00 à 17h00.