Jorge Alberto Cadi : un nouveau corpus de photo brute à la Galerie Christian Berst
Alors que chaque nouveau corpus propre à s’inscrire dans la photo brute devrait préciser les contours de cette catégorie au sein de l’art brut, il semblerait au contraire, qu’il la fragilise, lui ouvrant à chaque fois une direction esthétique si neuve que le critique plein d’assurance voit s’égrener entre ses mains une théorie de sable. Il aurait de quoi afficher une mine déconfite. Disons plutôt qu’il s’en amuse, tant l’art se renforce à chaque fois qu’il échappe aux boîtes dans lesquelles on croit le classer et contenir sa fougue.
Mais alors, on aurait tout inventé ? La photo brute n’existerait pas ? Voilà qui est rageant : juste au moment où elle a reçu son intronisation officielle l’été dernier, lors des Rencontres de la photographie d’Arles, avec l’exposition de la collection Bruno Decharme & Compagnie !
Prudemment intitulée Photo | Brut pour les adeptes de lecture subliminale, celle-ci réunissait 53 artistes plus ou moins inclassables qui intégraient des images photographiques dans leurs pratiques artistiques | privées (tout compte fait, cette barre verticale se révèle bien utile).
Le paysage de la photo brute se posait donc, mais le sable (de la théorie) n’en restait pas moins mouvant.
Dans un tel contexte, l’exposition de Jorge Alberto Cadi (loin d’être un inconnu sur son île cubaine) à la Galerie Christian Berst résonne comme un coup de tonnerre : un peu comme si, dans l’histoire de la peinture, un peintre flamand sortait du chapeau et venait soudainement jouer des coudes pour pousser Rembrandt et Rubens afin d’occuper une place centrale (c’est un peu l’histoire de la redécouverte de Vermeer au XXème siècle, non ?).
La comparaison parait exagérée ? Même pas. Car les œuvre de Jorge Alberto Cadi ne sont pas simplement nouvelles : elles révèlent une pratique encore invue et plus encore, une invention narrative sidérante.
Toute la force de cet art (brut, au sens de non raffiné) c’est de ne pas viser une quelconque audace formelle mais d’être le produit d’une fabrique vitale. Vitale aussi bien pour Cadi que pour nous : car tout bien pesé, qui peut prétendre mieux occuper son temps de vie qu’en cousant des images sur des choses, afin de les charger de magie et d’histoires ?
Processus : sauver des objets de la poubelle (de la décharge : c’est-à-dire, littéralement, de ce qui leur enlève leur charge). Les considérer, probablement, les chérir, peut-être. Pas seulement pour l’écho nostalgique qu’elles éveillent, à la manière d’un « je me souviens », mais en tant que potentiel. Opérer de la même manière avec les photographies, toutes les photographies, sur tous les supports. Les retravailler, les découper, les coller, les coudre, les suturer, les monter (au sens du montage cinématographique) : tout un répertoire de gestes chirurgicaux (pour des rencontres improbables sur la table de dissection). Et enfin, les lier, les agglomérer aux objets (projecteur, portefeuille, hélice). Fusion. Et surtout en tapisser des valises sur toutes les faces, lesquelles se déploient dans l’exposition comme autant de livres ouverts. Des valises en carton ou en bois qui ont perdu leur valeur d’usage pour ne plus être que des porteuses de vies ou de messages à la mer.
C’est donc à plusieurs degrés que Cadi exerce ses pratiques brutes de la photographie, mais dans une approche si irréductiblement personnelle qu’il ne s’y dit (presque) rien du medium et presque tout d’une conception du monde éminemment singulière*.
En son temps, Dubuffet avait exclu du champ de l’art brut les pratiques nécessitant l’apprentissage et la médiation d’une technique, par conséquent la photographie. Pourtant, l’oukase dubufettien se heurte instantanément à ses apories : peut-on croire que le Palais du Facteur Cheval s’est bâti sans notion d’architecture, sans savoir-faire technique ? Pire encore, le refus d’accorder la technique aux artistes bruts ne véhiculerait-il pas l’idée douteuse d’une forme de pureté qu’on leur imposerait sans les avoir consultés ?
C’est probablement là qu’est l’erreur : dans la fabrication de cette expression « photo brute ». Le mot brut peut caractériser un champ d’apparition (l’art), mais il est problématique de l’accoler à un medium, puisqu’il lui fixerait des limites opératoires, ce qui serait quand même un comble pour des pratiques aussi insoumises que celles de l’art brut. Il ne saurait y avoir de dessin brut, de sculpture brute ou de photo brute : il n’y a que de l’art brut.
Ce qui n’empêche nullement le fait que la photographie soit intégrée à l’art brut. D’un côté, celui-ci ne saurait passer à côté de cette capture du réel qu’est la photographie et qui a profondément marqué les deux siècles précédents. D’un autre côté, la photographie a, elle aussi, besoin de ces pratiques brutes.
Car trop souvent, notre regard se cogne contre la surface plate, froide et glissante de la photographie. D’où un retour aux techniques anciennes et à diverses expériences d’altération de la surface destinées à travailler sur la matérialité de cette image. D’où, surtout, cette soif d’approches brutes de la photographie.
Afin de réinvestir la photographie des pouvoirs magiques et des capacités d’émerveillement qu’elle avait à ses origines.
L’exposition Jorge Alberto Cadi est visible jusqu’au 23 novembre à la Galerie Berst. Le site de la Galerie
* Comme un écho possible aux travaux de Cadi, et pour décloisonner art brut et art contemporain, voyez plutôt les oeuvres de Annegret Soltau présentées à Paris Photo, notamment la série intitulée bodyopenings.
Can brut photography be a category of art brut?
Jorge Alberto Cadi : a new corpus of brut photography at the Christian Berst Gallery.
While each new corpus suitable for inclusion in brut photography photo should help to specify the contours of this category, it would seem that on the contrary, it weakens it, opening up each time an aesthetic direction so new that the confident critic sees a theory of sand in his hands. He’d have enough to make a broken face. Let’s say rather that he enjoys it, so much art gets stronger every time it escapes the boxes in which we think we classify it and contain its ardour.
But then, would we have made it all up? Could we have invented brut photography? This is a raging situation: just as it received her official induction last summer, at the Rencontres de la photographie d’Arles with the Bruno Decharme & Compagnie collection!
Prudently entitled Photo | Brut for subliminal reading enthusiasts, it brought together 53 more or less unclassifiable artists who integrated photographic images into their private artistic practices (all in all, this vertical bar is very useful).
The landscape of brut photography was therefore posed, but the sand (of the theory) nevertheless remained shifting.
In such a context, Jorge Alberto Cadi’s exhibition (far from being a stranger on his Cuban island) at the Christian Berst Gallery resonates like a thunderclap: a little as if, in the history of painting, a Flemish painter suddenly came out of the hat and came to push Rembrandt and Rubens to occupy a central place (it is a bit the history of Vermeer’s rediscovery in the 20th century, no?)
The comparison seems exaggerated? Not even. Because Jorge Alberto Cadi’s works are not simply new: they reveal an unheard-of practice and, even more so, an astounding narrative invention.
The whole strength of this art brut is not to aim for any formal audacity but to be the product of a vital factory. Vital for Cadi as well as for us: because after all, who can claim to occupy his life time better than by sewing images on things, in order to charge them with magic and stories?
Process: saving objects from the garbage can. To consider them, probably, to cherish them, perhaps. Not only the nostalgic echo they arouse, like a « I remember », but as a potential. Operate in the same way with photographs, all photographs, on all media. Rework, cut, glue, sew, stitch, assemble. Repertoire of surgical procedures (improbable encounters on the dissection table, remember Lautréamont). And finally, to link them, to agglomerate them with objects (projector, wallet, propeller). Fusion. And above all, by lining suitcases on all sides, which unfold in the exhibition like so many open books. Cardboard or wooden suitcases that have lost all their value of use to become nothing more than carriers of life or messages in a bottle.
It is therefore to several degrees that Cadi exercises his brut (raw) practices of photography, but in an approach so irreducibly personal that it says (almost) nothing about the medium and almost everything of an eminently singular conception of the world*.
In his time, Dubuffet had excluded from the field of art brut practices requiring the learning and mediation of a technique, therefore photography. However, the Dubufet’s oukase instantly comes up against its aporias: can we believe that the Palais du Facteur Cheval was built without any notion of architecture or technical know-how? Worse still, would the refusal to grant the technique to outsider artists not convey the dubious idea of a form of purity that they would carry against their will?
This is probably where the error in the manufacture of this expression brut photography comes in. The word brut can characterize a field of appearance (art), but it is difficult to attach it to a medium, since it would set operating limits, which would still be the height of a practice as insubordinate as that of art brut. There can be no brut drawing, brut sculpture or brut photo: there is only art brut.
This does not in any way prevent photography from being integrated into the art brut. On the one hand, art brut cannot miss this capture of reality that has had a profound impact on the previous two centuries. On the other hand, photography also needs these brut practices.
Because too often, our eyes bump into the flat, cold and slippery surface of the photograph. Hence a return to old techniques and various experiments of surface alteration intended to work on the materiality of this image. Hence, above all, this thirst for brut approaches to photography.
In order to reinvest photography with the magical powers and capacities of wonder it had at its origins.
Christian Berts Gallery’s website
* As a possible echo of Cadi’s work, and to decompartmentalize brut art and contemporary art, see Annegret Soltau’s works presented at Paris Photo, here on her website.