Rupture ? L’exposition Règle du Jeu, Carte Blanche PMU, à la Galerie de Photographies du Centre Pompidou pourrait laisse penser qu’elle marque une forme de rupture dans l’oeuvre d’Elina Brotherus. Pourtant, par-delà la commande, ce projet est directement en rapport avec les oeuvres précédentes d’Elina, que ce soit en prolongement ou en réaction. Deuxième partie de l’entretien, après un coup d’oeil dans la salle d’exposition (la première partie de l’entretien est ici).
Les photos de la Règle du jeu sont directement inspirées par les event scores du mouvement artistique Fluxus. Un peu d’histoire de l’art : Fluxus est un mouvement né dans les années soixante. Sans centre géographique, sans frontières esthétiques bien arrêtées, Fluxus affiche une réelle porosité entre les différents médiums. Plus que des productions plastiques sous forme d’objet, Fluxus cherche à créer des actions artistiques, des moments d’art, lesquels intègrent souvent à l’oeuvre une participation du public. Fluxus est presque plus un état d’esprit qu’un mouvement destiné à faire école. Parmi les oeuvres estampillées Fluxus, ces fameux event scores utilisés par Elina Brotherus.
Un event score, c’est une sorte d’énoncé poétique donnant lieu à une action artistique, une forme de performance.
Ces event scores, Elina Brotherus les a rencontrés plusieurs années avant de préparer cette exposition.
Elina Brotherus : Il y a quelques années, j’avais vu une expo sur les avant-gardes japonaises à New-York, au MOMA. Je me souviens qu’il y avait des petites cartes avec des instructions, comme, par exemple : stand on a sandy beach, watch yourself in a mirror and walk in the water (tenez-vous sur une plage de sable, regardez-vous dans un miroir et entrez dans l’eau en marchant). J’ai vu le nom : Mieko Shiomi. Je ne savais pas que c’était une artiste Fluxus. J’avais trouvé ça très poétique et j’en avais fait une vidéo.
Bruno Dubreuil : oui, mais cette vidéo est très proche de ton style introspectif et contemplatif. Elle est même presque un peu funèbre. Alors que dans cette nouvelle exposition, on a l’impression que tu t’amuses…
Elina Brotherus : Il y a plusieurs choses qui m’ont menée vers ça. Comme tu sais, je travaille beaucoup avec l’autoportrait. A chaque fois, évidemment, je me demande comment je peux poser le corps dans l’image, d’une manière que je n’aurai pas encore faite. Pour ne pas me répéter. J’ai déjà été de dos, de face, assise, couchée. Le corps, pour moi, est un objet qui pose un problème purement compositionnel.
Ce que je n’avais jamais essayé, c’est le poirier ! Et justement, je suis tombée sur un assignment de Baldessari (qui n’est pas un artiste Fluxus) qui s’intitule Reversal. Il y en avait d’autres qui proposaient de prendre une série de portraits dans lesquels le visage serait caché. Pour contourner le fait que, dans un portrait, le visage est trop expressif. Alors j’ai caché mon visage derrière mes cheveux, dans un sac, etc…
Et puis, quand j’ai repensé à ces event scores, j’ai demandé à René Block (galeriste historique de Berlin qui a accueilli et exposé de nombreux artistes Fluxus) si c’était un problème de refaire ça après toutes ces années. Comment se posait la question de la propriété de l’oeuvre ? Pas du tout m’a-t-il répondu : ce sont des partitions, des invitations. N’importe qui, n’importe quand, peut exécuter l’oeuvre. Il faut juste créditer celui qui a eu l’idée à l’origine.
Et puis enfin, je crois que j’avais envie de tourner la page de toutes ces séries autobiographiques. Je voulais continuer ma vie avec autre chose.
Nous nous sommes mis à parler de la vie d’artiste, d’une forme de solitude que lui est attachée.
EB : oui, ça aussi j’ai eu envie de le changer. Ça a été une expérience nouvelle de travailler sur cette série avec Vera Nevanlinna, danseuse et chorégraphe. Nous sommes amies depuis nos années d’étudiantes. C’était génial de préparer ensemble les prises de vue, de partager les idées, de répondre à un programme précis.
Cet esprit Fluxus, porteur de poésie, de liberté et d’une véritable joie de créer traverse toute l’exposition. Mais c’est peut-être dans les vidéos qu’il se comprend le mieux. Alors, les deux artistes se lancent dans chaque action avec le même sérieux et le même jusqu’au-boutisme que les enfants, lorsqu’ils entament un jeu dont rien ne pourra les détourner. Dans un blizzard glacé, Vera Nevanlinna frappe en cadence sur un oreiller rempli de feuilles, à l’aide de divers instruments (baguettes, balais, branchages) que lui tend successivement Elina ; celle-ci apparait dans le champ, comme l’assistante de l’acrobate vient sur la scène lui tendre le trapèze. La scène de l’art n’est pas très éloignée de l’arène du cirque…
BD : tu as dû travailler très rapidement pour ce projet, je crois…
EB : j’ai disposé de fin janvier à première semaine de juin pour faire les photos. C’est un délai très très court. Normalement, pour une série, je travaille des années. Mais j’avais déjà découvert que j’étais capable de travailler vite lors du projet Les Femmes de la Maison Carrée, qui avait été réalisé en trois jours seulement.
Il faut bien dire que pour une photographe comme moi, aujourd’hui, la prise de vue partie représente une partie infime de l’activité. Il y a surtout la logistique pour les expositions, le travail sur les livres, le temps consacré à la recherche, sans compter les e-mails qui prennent énormément de temps (rires).
BD : pour finir, je voudrais que tu me racontes une de tes photos qui est une photo que j’adore. Je la trouve à la fois très belle et très métaphorique, et elle ouvre sur des sens multiples.
EB : c’est la dernière photo d’une série qui s’appelle Der Wanderer. La première a été prise en Toscane. Je porte une robe rouge, dans une lumière dorée finissante. Les photos deux, trois et quatre ont été prises en Norvège, avec le manteau bleu qui bouge très légèrement dans le vent. C’était près de la mer, j’ai escaladé une petite montagne, et comme c’était la Saint-Jean, je suis restée jusqu’à l’aurore. A la fin, comme il faisait un peu froid, j’ai mis mon pull, et juste avant de descendre, en me retournant, j’ai vu que la couleur des cimes était exactement celle de mon pull, alors j’ai fait une dernière photo.
L’image dont tu parles a été prise à Budapest, dans la maison Mai Mano, Maison Hongroise de la Photographie.Dans cette maison se trouvait l’atelier de Mai Mano, photographe de la Cour d’Autriche. Son studio est en lumière du jour et il y a toujours ce trompe-l’oeil devant lequel ont posé la plupart des notables de Budapest. Une peinture à même le mur, qui n’était pas en couleur puisqu’à l’époque on ne photographiait qu’en noir ou blanc. Quand je l’ai vue, j’ai tout de suite eu envie de faire une photo.
On dirait que tu vas te fondre dans le paysage…
oui, on peut croire que c’est presque vrai, mais on voit l’ombre portée du personnage et si tu regardes bien, mon pied droit touche juste le mur.
Une représentation (je parle de la photo toute entière) dans laquelle tu t’apprêtes à quitter la réalité (le réel représenté dans la photo) pour entrer dans la représentation de la réalité (la nature peinte). C’est vertigineux…
Et puis, ça raconte bien ma manière de travailler. je suis toujours prête à demander une autorisation ou agir vite s’il y a une lumière spéciale. Où que j’aille je suis toujours dans la quête.
L’exposition d’Elina Brotherus, Règle du Jeu, Carte Blanche PMU 2017 se tient jusqu’au 22 octobre 2017, à la Galerie de photographies du Centre Pompidou, Paris. Forum -1, 11h-21h, entrée libre.
Le livre RÈGLE DU JEU, CARTE BLANCHE PMU #8 par Elina Brotherus, Abigail Solomon-Godeau et Karolina Ziebinska-Lewandowska, est paru aux Editions Filigranes.