Quel titre ! On dirait du Audiard : du rififi dans la photo contemporaine ! Exagéré ? Pas du tout : c’est ce mélange des genres qui agit comme un choc visuel que l’on ressent à la découverte des oeuvres de Denis Darzacq et Anna Iris Lüneman. Après un premier article sur le déboulé de la céramique dans le champ de l’art contemporain (à lire ici), Laure Chagnon est partie à leur rencontre.
(English version included below)
Paris photo 2016, je tombe sous le charme d’une oeuvre singulière que présente la galerie new-yorkaise Laurence Miller : les Doublemix, rencontre du travail du photographe Denis Darzacq et de celui de la céramiste Anna Iris Lüneman. J’y vois de l’étrangeté, de la drôlerie, du mal fait organique qui contraste avec le sérieux et le devoir d’information que s’impose souvent la photographie.
Quelques Doublemix plus tard (déjà quelques cinquante pièces réalisées) je rencontre ces artistes afin de mieux comprendre leur façon de travailler à deux.
Denis Darzacq : « Anna Iris et moi nous nous connaissons depuis nos 14 ans. Nous admirons nos pratiques respectives et quelle meilleur façon de faire vivre l’amitié que de travailler ensemble ! »
Pour trouver les images dont ils feront leur miel, les deux artistes explorent les archives d’anciennes photos alimentaires réalisées par Denis Darzacq : une secrétaire à la recherche de son patron, un skate park, des images dont la céramique tuera le caractère informatif mais activera le regard du spectateur en quête de sens en le déviant vers des détails plus connexes. Une nouvelle vie, presque une revanche pour ces photos de commande.
Si la photographie a pour vocation de décrire, la céramique d’Anna Iris, elle, ne désigne rien. Elle présente : des formes embryonnaires, organiques, archaïques.
La céramiste vient d’exposer au domaine de Chamarande dans le cadre du festival « la Science de l’Art », un projet en collaboration avec le museum d’histoire naturelle. Elle a exhumé leur collection de moisissures cryogénisées, un étonnant répertoire créé en 1955 : des spores qu’elle a élevées et qui, en grandissant, dialoguent parfaitement avec ses émaux : par la richesse de leurs couleurs, par leur aspect mat ou leur brillance.
Du vivant en somme, du corps dans sa situation la plus primaire qui répond à la préoccupation de Denis Darzacq de « remettre le corps au centre et de comprendre comment il dialogue avec son environnement ».
Du corps, de la vie spontanée qui se heurte à des environnements contingents : voilà peut-être ce dont nous parlent ces fameux Doublemix. Ici le fichier numérique, dématérialisation suprême, s’hybride à un art millénaire, fait de terre et de feu.
Présentation et représentation, deux espaces mentaux, deux dimensions plastiques cohabitent dans une même oeuvre et s’embrassent dans une danse troublante. Un trouble qui a d’ailleurs séduit de nombreux collectionneurs (notamment aux Etats-Unis), qui ont sans doute vu dans ces créations une nouvelle façon de parler de notre époque.
Cette rencontre choc fait écho pour moi à une oeuvre qui fut une de mes premières émotions artistiques, celle de Giovanni Anselmo et de sa salade bien vivante, prisonnière de sa stèle de marbre. Une façon là aussi de parler d’un corps contraint par son environnement, et qui bouscule l’idée qu’on se fait d’une oeuvre d’art.
Le process de cette hybridation restera secret. Mais plus qu’un simple collage, cette création harmonise sans préemption deux techniques apparemment sans lien, et fait intervenir de nombreux artisans, notamment ceux, très pointus, de la découpe laser.
Comme le revendique Denis Darzacq, « nous n’avons pas de religion artistique, et la photographie n’a pas dit son dernier mot ». Elle a tous les droits, et notamment celui de se développer en volume.
« Après les Doublemix nous pensons à réaliser des sculptures dont l’origine sera une photographie, comme un croquis à notre création. » Un projet qui offrira à l’image mecanique la possibilité de se déployer dans l’espace.
Une exposition de Denis Darzacq débute cette semaine (à l’Orangerie des Musées de Sens à partir du 2 février). Le photographe la présente comme une rétrospective de tous ses travaux questionnant le corps et son rapport avec son environnement.
On y découvrira des êtres non vus qui, comme le photographe le souligne, « ont l’usage de l’espace commun sans en avoir la jouissance » (série Act avec des personnes en situation de handicap), des danseurs qui lévitent dans des rayons de supermarché offrant la beauté de leur corps à l’hypermatérialisme de ces environnement (série Hyper) et une dernière série des Doublemix, Doublemix in Situ réalisée autour d’expériences artistiques de collégiens de Seine St Denis.
Denis Darzacq affirme « qu’on ne peut pas faire image sans l’autre ». L’autre comme sujet, l’autre comme regardeur ou comme partenaire d’un jeu artistique.
J’entends dans cette affirmation comme une invitation pour la photographie actuelle à s’emparer des techniques plasticiennes, sans peur de la faute de goût ou de l’irrévérence face à une pratique qui a mis si longtemps à conquérir sa place dans l’histoire de l’art.
A voir, l’exposition de Denis Darzacq « Le bel aujourd’hui », à l’Orangerie des Musées de Sens, du 3 février au 30 avril.
Le site de Anna Iris Lüneman est ici et celui de Denis Darzacq est là.
Formée à l’école des Arts Décoratifs, Laure Chagnon développe sa pratique artistique autour de créations hybrides mêlant photographie, verre et céramique. Elle anime actuellement un atelier libre de céramique à Paris.
English version
Clay in the pixels!
What a title! It looks like Audiard: rififi in contemporary photography! Exaggerated? Not at all: it is this mixture of genres that acts as a visual shock that we feel when we discover the works of Denis Darzacq and Anna Iris Lüneman.
Paris photo 2016, I fall under the spell of a singular work presented by the New York gallery Laurence Miller: Les Doublemix, a meeting between the work of the photographer Denis Darzacq and that of the ceramist Anna Iris Lüneman. I see it as strangeness, funny, organic « done poorly » that contrasts with the seriousness and duty of information that photography often imposes.
A few Double Mixes later (already some fifty pieces) I met these artists in order to better understand their way of working together.
Denis Darzacq: »Anna Iris and I have known each other since we were 14 years old. We admire each other’s practices and what better way to make friends than to work together! »
To find the images for which they will make their honey, the two artists explore the archives of old food photos made by Denis Darzacq: a secretary in search of his boss, a skate park, images whose ceramic will kill the informative character but will activate the spectator’s gaze in search of meaning by diverting it towards more related details. While the purpose of photography is to describe, Anna Iris’ ceramics, do not mean anything. It presents: embryonic, organic and archaic forms.
The ceramist has just exhibited at the Domaine de Chamarande as part of the « Science of Art »festival, a project in collaboration with the Museum of Natural History. She unearthed their collection of cryogenized moulds, an astonishing repertoire created in 1955: spores that she raised and which, as they grew up, converge perfectly with her enamels: by the richness of their colours, their matt appearance or their brilliance.
Living in short, the body in its most primitive situation, which responds to Denis Darzacq’s preoccupation with « putting the body back in the centre and understanding how it interacts with its environment ».
The body, the spontaneous life that collides with contingent environments: this is perhaps what these famous Doublemix tell us about. Here the digital file, supreme dematerialization, hybridizes itself to a millennial art, made of earth and fire.
Presentation and representation, two mental spaces, two plastic dimensions coexist in the same work and embrace each other in a disturbing dance. A disorder that has seduced many collectors (especially in the United States), who have undoubtedly seen in these creations a new way of speaking about our time.
This shocked encounter echoes for me a work that was one of my first artistic emotions, that of Giovanni Anselmo and his lively salad, a prisoner of his marble stele. This is another way of talking about a body constrained by its environment, which shakes up the idea of a work of art.
The process of this hybridization will remain secret. But more than a simple collage, this creation harmonizes without preemption two apparently unrelated techniques, and involves many craftsmen, especially those, very sharp, of laser cutting.
As Denis Darzacq claims, »we have no artistic religion, and photography has not said its last word. » It has all the rights, including the right to develop in volume.
« After the Doublemix we are thinking of creating sculptures whose origin will be a photograph, like a sketch to our creation ». A project that will offer the mechanical image the possibility of being deployed in space.
An exhibition by Denis Darzacq begins this week (at the Orangerie des Musées de Sens starting February 2nd). The photographer presents it as a retrospective of all his works questioning the body and its relationship with its environment.
We will discover unseen beings who, as the photographer points out, »have the use of the common space without having the enjoyment » (Act series with people with disabilities), dancers who levitate in supermarket shelves offering the beauty of their bodies to the hypermaterialism of these environments (Hyper series) and a last series of Doublemix, Doublemix in Situ made around the same time.
Denis Darzacq says that « you can’t make a picture without the other ». The other as a subject, the other as a viewer or as a partner in an artistic game.
I understand in this statement as an invitation for contemporary photography to seize the plastic techniques, without fear of tastelessness or irreverence in front of a technique that took so long to conquer its place in the history of art.
Denis Darzacq’s exhibition « Le bel aujourd’ hui », at the Orangerie des Musées de Sens, from February 3 to April 30.
Trained at the School of Decorative Arts, Laure Chagnon develops her artistic practice around hybrid creations mixing photography, glass and ceramics. She currently runs a free ceramic workshop in Paris.