Combattre, punir, photographier

Mlle Renée Bonnetain (1894‑1895) jouant avec les crânes de sofas (soldats professionnels) de Samory, fusillés outre-Niger, après d’inutiles combats, pour la plus grande gloire – gloire & profit – de l’artillerie de marine. Photographe Raymonde Bonnetain, papier albuminé, 16,5 x 11,2 cm @ Bibliothèque Marguerite Durand. Image recardée (voir version complète sur la couverture du livre ci-dessous)

 

Chaque jour, les médias nous confrontent à des photographies de guerre. Mais si c’est d’abord émotionnellement que nous sommes exposés à ces images-limites, il faudrait toujours interroger leur sens et leur contexte de production. C’est aux origines de telles questions que s’attache Daniel Foliard dans Combattre, punir, photographier, Empires coloniaux, 1890-1914, un livre-somme publié aux éditions La Découverte dans la collection Histoire-Monde.

Les passionnés de photographie ont certainement eu l’occasion de côtoyer ce livre dans leurs librairie favorite, mais ils n’en ont pas forcément saisi l’importance. Peut-être parce que c’est un gros volume de plus de 400 pages qui, de plus, étudie en détail une forme très spécifique de la photographie : celle qui a accompagné les empires coloniaux dans leur expansion, entre 1890 et 1914, et plus particulièrement, dans les colonies françaises et britanniques.

la photographie
comme support de relation sociale

« Combattre, punir, photographier » est un livre important sur la photographie parce que ce n’est pas seulement un livre sur la photographie. Et il y est moins question de ce registre qu’est la photographie de guerre que de la relation que celle-ci établit avec ceux qui, à des milliers de kilomètres du lieu de l’action, la reçoivent. Plus qu’un témoignage ou une expérience du réel, la photographie devient alors un objet de sens propre à véhiculer des contenus dont les effets sont orchestrés au moment de la prise de vue, du choix des photos ou de leur légendage.

 

quand la photographie
résonne à un siècle de distance

En ce sens, toute photographie de conflit (ou prise pendant le conflit) est le support d’une relation sociale qui ne vaut pas seulement dans le moment de sa saisie, de sa réception ou de sa conservation, mais peut, un siècle plus tard, toucher nos consciences. Car justement, il s’agit là d’un sujet qui intéresse particulièrement la photographie contemporaine, laquelle travaille souvent l’archive et la mémoire (Photographier l’Histoire, un article de notre chroniqueuse Silvy Crespo, elle-même photographe investie dans plusieurs projets sur le colonialisme).

En cela, ce livre n’est certainement pas qu’une étude historique sur un temps lointain, mais il permet aussi de penser la photographie récente, celle des tortures et humiliations subies par les prisonniers irakiens des mains des militaires américains à Abou Ghraib ou celle des visages des femmes algériennes dévoilées par la force et photographiées par le photographe Marc Garanger, alors enrôlé dans l’armée française.

Marc Garanger, série Femmes algériennes, 1960, courtesy Galerie Binome
photo d’identité dans les villages de regroupements, commande de l’armée francaise à la fin de la guerre d’Algérie
27×27 cm

la photographie de guerre,
un genre codifié

« Combattre, punir, photographier » touche alors à une histoire des représentations tristement humaines et pas vraiment propres à la modernité : le vainqueur et ses trophées, le vaincu humilié ou supplicié, le déroulement de la bataille, les corps morts. De la colonne Trajane à aujourd’hui, rien n’a fondamentalement changé. La photographie édifie, impressionne ou rassure, elle est l’instrument de la puissance coloniale qui la commissionne et l’utilise, même si elle peut parfois se retourner contre elle.

Pour être bien plus en en prise sur le réel qu’un bas-relief, une photographie n’en est pas moins symbolique.

 

Henri Thiriat, La tête de Rabah d’après une photographie rapportée par la mission Gentil, L’Illustration, 9 mars 1901, p. 1, ©D.F.

les photographies invisibles

Un des mérites du livre repose sur le fait de détailler minutieusement chaque photographie présentée (quelle richesse de documents !) à travers son contexte de production, étudiant aussi bien les conditions techniques liées à l’évolution du matériel que les choix esthétiques du photographe. Passionnantes aussi les formes de distorsion que subissent les photographies pour être transformées en gravure, seul moyen pendant un certain temps d’être publiées dans la presse.

Enfin, « Combattre, punir, photographier » n’omet pas de considérer les productions photographiques de cette époque sous l’angle de l’invisibilité de certaines représentations. Par exemple celles des violences sexuelles perpétrées sur les femmes, l’auteur qualifiant les images présentées dans l’ouvrage comme étant d’abord liées à « des constructions de la virilité ».

Conclusion féconde car, à trop scruter les images que nous avons régulièrement devant les yeux ou celles que nous devons débusquer avec opiniâtreté, nous en oublions souvent celles qui n’ont pu se frayer un chemin jusqu’à l’existence. Ces angles morts de la représentation qui devraient nous hanter.

Edgard Imbert et anonyme, Au marché, Madagascar, 1900‑1902, positif monochrome sur plaque de verre au chloro-bromure d’argent, 6 x 13 cm, © ECPAD.

Daniel Foliard est maître de conférences HDR à l’université Paris-Ouest-Nanterre. Il a notamment publié, en 2017, un livre sur les liens entre la cartographie britannique et l’invention du Moyen-Orient, Dislocating the Orient : British Maps and the Making of the Middle East, 1854-1921 (University of Chicago Press).

Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914. Éditions La Découverte