Une photographe à la démarche très singulière qui expédie des sténopés à l’autre bout du monde et laisse le temps fabriquer ses photographies. A la découverte de Ayako Sakuragi.
Pour y parvenir, il fallait parcourir l’étendue du Parc des Ateliers d’Arles, maugréer devant l’arrosage de l’impeccable pelouse pendant les heures les plus chaudes, et enfin, entrer dans le bâtiment réservé aux Prix Dior de la Photographie et des Arts Visuels. Ici, se découvre chaque année une sélection de jeunes auteur.es photographes d’une force et d’une vitalité impressionnantes. L’édition 2024 ne dérogeait pas à la règle avec, notamment, les ensembles photographiques d’Emilia Martin et de Charley Tengbergen. Et puis, il y avait ces images flottantes, mystérieuses, comme prises dans une nuit futuriste, griffures de visible englouties dans une perspective à l’infini. Voir l’invisible, c’était justement le titre du projet d’Ayako Sakuragi. Ce qui était surtout frappant, c’était le décalage entre la trivialité de la matière de travail (les grandes surfaces commerciales parisiennes) et l’ambition (toucher la réalité en révélant un espace-temps), un projet quasi-proustien. J’étais aussi séduit que chamboulé, il me fallait en savoir plus.
Alors, je suis parti rencontrer Ayako Sakuragi. Derrière une porte cochère au cœur de Paris, une cour envahie par le lierre, un escalier en bois et tomette, un lieu propice au recueillement. L’atelier/lieu de vie n’était pas grand mais aménagé à la japonaise, c’est-à-dire ajusté à la personne, à ses besoins, ses déplacements. Il se dilatait sous l’effet de la lumière qui entrait, dirigée sur un dessin, un livre ou une pierre. Cette même lumière creusait des œuvres fabriquées avec peu de gestes, captée dans l’espace d’un cadre ou miroitante sur une surface. Se créaient des accords subtils que je ne devais comprendre que plus tard, en regardant mes photos prises à la fin de l’entretien.
La terre tremble
Commençons. Quelques éléments biographiques et un événement fondateur.
Ayako Sakuragi : j’ai travaillé pendant onze ans comme styliste dans le milieu de la mode pour la marque « Comme des Garçons ». En 2011, quand est survenu le tremblement de terre qui a secoué le Japon, j’ai réalisé que, pendant ces années j’avais travaillé dans un univers commercial entièrement régi par l’homme alors qu’en fait, nous ne contrôlons rien. Cela a agi comme une prise de conscience et je me suis demandée à quoi je voulais consacrer ma vie. Alors, je suis retournée à l’école au milieu de jeunes étudiant.es, dans une classe préparatoire aux écoles d’art. Un professeur m’a vivement encouragée et je suis entrée aux Beaux-Arts de Tokyo. Puis, dans le cadre d’un programme franco-japonais je suis venue étudier ici, aux Beaux-Arts de Paris. C’était plus ouvert qu’au Japon, la liberté de l’enseignement m’a beaucoup plu. A tel point que je suis restée pour passer le diplôme, obtenu en 2022.
A cette époque, vous travailliez essentiellement la photographie ?
Oui, mes professeurs d’atelier à l’ENSBA étaient Ann Veronica Janssens et surtout Dove Allouche. D’abord, j’ai pratiqué la photographie de manière assez classique mais ce que je cherchais, c’était la lumière. Assez rapidement, j’ai retiré le sujet de mes photos (au sens physique, du terme, les personnes, les bâtiments, etc). J’ai alors découvert le sténopé qui m’a beaucoup intéressée parce que ce n’est même pas vraiment moi qui regarde, je construis juste la boîte. Il m’a fallu faire beaucoup de recherches avant de maîtriser cette technique. Au début, je prenais des paysages et finalement, j’ai trouvé une idée. Comme c’était pendant l’épidémie de Covid et que c’était trop compliqué pour moi de retourner au Japon, je me suis dit que je pouvais peut-être voyager avec le sténopé. C’était plus abstrait que mes photogrammes, là, je ne pouvais même pas contrôler la lumière,ni le trajet, ni le temps.
un sténopé voyageur
Mais que veut dire « voyager avec le sténopé » alors que c’est une machine très rudimentaire, encore plus que celles de Sébastien Delahaye ?
Je construis un sténopé que je vais ensuite expédier par la poste à des amis ou des membres de ma famille (France, Belgique, Japon, Mexique, Hong-Kong et New-York). A l’instant où la poste prend le colis -sténopé, j’ouvre le trou pour que la lumière commence à entrer, ce qui veut dire que l’exposition commence. Dans la boîte, il y a une pellicule entière (400 ASA) mais elle n’est pas fixée, elle bouge. Quand la boîte me sera retournée, là, je la refermerai.
Mais alors, le temps d’exposition est de plusieurs mois ? Commment est-ce que la pellicule ne finit pas par être surexposée ?
C’est un mélange de technique et de chance. Avant de me lancer, j’ai réalisé plusieurs tests en m’envoyant la boîte à moi-même, à Paris. J’ai observé qu’il fallait beaucoup de temps pour qu’il se forme des images et que, quand je voulais contrôler, ça marchait encore moins bien. Il faut dire aussi que pendant le transport, la plupart du temps, la boîte voyage dans le noir. J’ai une seule surprise, au Mexique, quand la douane a ouvert la boîte et donc endommagé irrémédiablement le film.Mais le résultat a produit quelque chose d’intéressant.
Les personnes qui reçoivent la boîte sont libres de faire ce qu’elles veulent avec. Mon cousin, qui habite New-York a voyagé avec, les enfants ont joué avec, etc. Au début, dès que j’ouvre le trou, l’accumulation de temps commence. Donc ce que la boîte capte, c’est l’épaisseur du temps, avec seulement quelques vagues élements figuratifs.
Pour mon diplôme, j’ai numérisé la pellicule, j’ai agrandi le tout et exposé un rouleau de 43 mètres. Je voulais donner une forme au temps et à la mémoire, en laissant apparaître que ce voyage est aussi une sorte de film. J’ai aussi fabriqué un sténopé avec des parois taillées dans du miroir, de manière à ce qu’il se fonde dans l’espace.
Votre projet est essentiellement participatif, vous y intervenez peu et prenez plutôt une position de retrait par rapport au travail de la main dans vos dessins.
Il y a peut-être un peu de philosophie japonaise dans mon approche, mais je crois que ça tient surtout à ce qui m’attache à la photo. Pour moi, l’appareil photo est un outil pour voir le monde plus librement. La vraie forme de l’univers est toujours fabriquée par notre cerveau, avec les informations qu’il reçoit et envoie. Or, je veux vraiment sortir de l’être humain. Pour cela, le sténopé, c’est très simple. Ça capte la lumière, l’image est développée et fixée et enfin, on voit. Une fois que j’ai mis au point les expérimentations techniques, je laisse donc agir l’aléatoire pour rencontrer, disons peut-être pas la vérité mais l’autre forme du monde.
Photographier les supermarchés
Parlons des photos présentées aux Prix Dior, prises dans les supermarchés. Pourquoi ce choix ?
D’abord, dans ma démarche, je travaille sur un temps long, donc ça ne peut pas être en extérieur. Là, le temps d’exposition est plus court que dans le projet précédent, de l’ordre d’une trentaine de minutes, puisque ce sont des lieux très lumineux. Et puis je me tenais à coté de la boîte.
Ce n’était pas bizarre de rester comme ça, sans bouger dans un supermarché ?
Je n’ai été interrompue qu’une seule fois par un vigile et ça s’est plutôt bien passé même si j’ai du beaucoup expliquer ce que je faisais. Ces lieux me plaisent parce que, à l’image, ils ne se laissent pas reconnaître. Avec cette technique, l’endroit très commercial que l’on connait tous par cœur, apparait très différent, avec même une certaine beauté. Ce décalage de vision pose alors des questions sur la beauté, la nécessité de voyager, l’apparence du monde.
Et maintenant ?
Je commence une nouvelle série dans laquelle j’essaie de dessiner avec la lumière dans le paysage parisien, de nuit.
Je vous imagine très calme, patiente, presque recueillie.
Oui, je suis discrète dans la vie et ça me convient parce que, dans mon travail artistique, je cherche justement l’invisible. Donc je le suis moi-même, je me cache un peu (rires).
Vous pensez à quoi pendant que vous attendez auprès de votre sténopé ?
J’entends les bruits, j’essaie d’imaginer ce que la boîte est en train de prendre. Mais chaque image reste pour moi une surprise.
Quand vous regardez l’image produite, pouvez-vous comprendre quelles lumières ont créé les traits, les signes ?
Je peux deviner grâce aux formes et aux couleurs de la lumière mais en fait, je reste si longtemps à un endroit…
Photographie et philosophie
Parlez-nous de votre univers de référence…
Comme je suis japonaise, je vais citer Rei Naito dont les œuvres sont des choses très simples , mais très profondes, dans lesquelles elle aborde le thème de l’existence. J’adore aussi Wolfgang Tillmans, la liberté de ses accrochages. Et puis la manière dont Daisuke Yokota travaille avec le hasard et donne une matérialité à l’image.
Moi aussi j’essaie de pousser la photo à sa frontière. Être au bord des images. Je lis beaucoup de philosophie japonaise et européénne, Daisetz Suzuki, Kitaro Nishida, et des textes sur le temps et l’ontologie de l’objet :Tristan Garcia, Maurice Merleau-Ponty, Henri Bergson, Gaston Bachelard et je commence à lire Deleuze.
Dans l’âtre de la cheminée, je remarque une sorte de bibliothèque de plaques de verres de taille et de couleurs différentes. Elle en choisit deux et les superpose pour créer une œuvre éphémère C’est ma collection de verres, j’aime beaucoup ce qui se crée en elles, les reflets, la lumière, le vide aussi. Dans l’avenir, je réfléchis à mélanger le verre avec la photographie parce que c’est aussi un reflet de la lumière.
Sténopé miroitant, transparence, infimes griffures de lumière sur la surface photosensible jusqu’à la fascination du vide, le mince sourire d’Ayako Sakuragi rend à la métaphysique ses fragilités et ses vertiges.
Le site d’Ayako Sakuragi