Manon Lanjouère est une artiste qui plonge la photographie dans des océans d’imaginaire. Nous sommes allés la rencontrer dans son atelier pour un entretien qui détaille son approche artistique.
Après une heure trente d’entretien chaleureux quoique dans une température glaciale, tandis qu’elle me raccompagnait et que je lui disais que je me donnais pour but d’entrer dans « la cuisine de l’art », Manon Lanjouère approuva vivement et ajouta : beaucoup de gens se font une idée fausse des artistes, il croient que nous procédons par illuminations, alors qu’il y a beaucoup de vécu et de travail derrière la création. Et c’est bien ce que je poursuis à travers ces entretiens : montrer que la création s’enracine et croît dans un humus plus ou moins épais.
Généalogie de l’artiste
C’est précisément par son arbre généalogique que nous avons commencé.
j’ai grandi dans les coulisses du théâtre du Châtelet, à Paris, où ma maman a travaillé pendant 35 ans. Je me promenais dans les décors, j’allais frapper à la porte des loges des comédiens pour les rencontrer, c’était un peu magique. Ça a forcément marqué ma pratique photographique puisque j’aime bien construire beaucoup de choses avant de venir à la photographie. C’est pourquoi je dis souvent que je suis une fausse photographe (dans la suite de l’entretien, elle utilisera le terme d’artiste visuelle). C’est de là que vient mon goût de la mise en scène. Après le lycée, j’ai étudié en histoire de l’art pendant trois ans, pour pouvoir ensuite entrer à l’Ecole des Gobelins. Mais c’est ma première formation qui m’a probablement le plus influencée, plus que celle en photographie, parce que c’est là que ma créativité s’est développée. J’adore le XIXème siècle, les prémices de la photographie et je cherche souvent à rendre ces oeuvres plus contemporaines, à faire des clins d’oeil à ces premiers travaux photographiques. Ça donne une direction à mes recherches avant même qu’elles ne commencent.
Un autre facteur déterminant pour son travail repose sur sa sensibilité écologique. Et là, se dévoile l’importance de l’autre branche de l’arbre généalogique.
C’est mon papa qui m’a initié à la photographie, mais nous partageons surtout l’amour de la mer, dans de longues traversées qui sont autant de moment d’intimité. J’ai commencé à faire du bateau très jeune et les premières fois, tu as peur quand tu réalises que tu ne vois plus la côte. Mais même s’il y a des moments difficiles, tempêtes, mal de mer, ça me met toujours à ma place d’humain. Dès que tu es en pleine mer, tu crées un lien particulier avec l’élement naturel, presque un rapport amoureux. Ça vient de là, le fait que dans mes projets, je me questionne beaucoup sur la manière dont je me comporte quand je traverse un paysage. Je suis travaillée par la trace, l’empreinte qu’on laisse quand on interagit avec l’environnement.
Dans l’atelier
Dans l’atelier de Manon Lanjouère, nous sommes entourés de livres, d’images et de documents de travail qui me donnent envie d’entrer plus profondément dans les différentes phases de la création.
Au début d’un projet, il y a énormément de lectures ; puisque je travaille de plus en plus en collaborant avec des scientifiques, je lis pour pouvoir me préparer à leur poser des questions. Par exemple, pour le projet de résidence sur le bateau Tara, il y a quasiment une année de préparation avant d’embarquer. Ce ne sont pas que des lectures scientifiques, ça peut être aussi des fictions, des livres qui m’ont portée : des livres-références (une bibliographie est proposée en fin d’article). Il y a presque toujours un Jules Verne qui accompagne chacun de mes projets, ici, Vingt mille lieues sous les mers, des films (Ponyo sur la falaise de Miyazaki), etc.
Et bien sûr, des images. Je regarde celles liées à d’anciennes périodes des sciences, elles m’inspirent beaucoup parce qu’en elles la poésie se mélange à la science. Après cette période de recherche et de collecte, je vais composer des sortes de moodboard, comme celui qui est derrière toi. A l’intérieur, les choses, les sources d’inspiration se connectent entre elles et progressivement, l’oeuvre ou la pièce apparaît.
Genèse, conception
Et là, tu commences à penser aux photos que tu vas produire ?
Ça s’articule presque en même temps que la scénographie. C’est le bon mot, scénographie ? C’est vrai que c’est plutôt de l’ordre de l’installation photographique. Par exemple, pour le projet « les Particules » qui traite de la pollution plastique dans les océans, je savais que j’allais utiliser des déchets pour représenter des micro-organismes marins et j’avais en tête une exposition qui serait immersive. Le choix du support et du rendu des oeuvres s’est fait dans ce sens là. Le parti-pris du cyanotype sur verre me permettait notamment de reprendre la technique ancienne de l’orotone et de venir rehausser les parties transparentes du verre avec de la peinture fluorescente. Cela me permet de plonger tout l’espace d’exposition dans le noir, en lumière noire. Alors, les oeuvres « s’illuminent », on plonge dans les abysses, celles de Vingt mille lieues sous les mers. Il y avait aussi l’idée de jouer sur la distance à laquelle le spectateur regarderait les œuvres pour qu’il y ait un effet de surprise quand il comprendrait que ces cyanotypes de micro-organismes sont en réalité des re-créations constituées de déchets plastiques. Enfin, il y a l’aspect éthique puisque la fabrication de mes œuvres ne doit pas participer à la société de consommation du plastique. Au final, tous ces paramètres vont influencer la matérialité de mes futures pièces.
De l’éthique dans la photographie
Est-ce que tu te tiens à un protocole précis pour la production des œuvres ?
Oui et non. Ce que je veux protocolaire, ici, c’est l’usage du plastique pour représenter une forme de vivant. Mais dans ce projet, chaque pièce répond à un protocole différent : parfois, elle est fabriquée à partir de déchets que j’ai collectés ; d’autres fois, par exemple pour la diatomée constituée de touillettes à café, puisque ces touillettes sont désormais interdites en France, j’ai imprimé la pièce en 3D en utlisant des matériaux bio-sourcés. Et d’autres pièces correspondent à des photomontages.
Ce sujet de la pollution plastique sur les micro-organismes te tient à cœur, bien sûr.
Oui, sur le bateau Tara, j’ai observé ces particules au microscope. Soudain, dans un minuscule échantillon d’eau, tu vois des milliers d’espèces. Et tout cela est invisible à l’oeil nu… Sur un autre plan, c’est un sujet qui n’a pas beaucoup de visibilité parce qu’il n’y a pas d’images-choc comme, par exemple, la tortue qui étouffe à cause d’un sac en plastique ou l’hippocampe qui traîne un coton-tige.
Mais tes images n’ont pas le style de celles qui provoquent une réaction épidermique.
C’est très volontaire parce que je ne sais pas si l’envie de changer passe par le dégoût, comme si cette émotion avait pour effet de tétaniser celle ou celui qui reçoit l’image. Personnellement, je voulais créer de belles images pour faire appel au sensible et toucher ainsi une autre forme de discours. Ça pousse peut-être à chercher plus à comprendre l’oeuvre, à faire l’effort de lire la légende qui est intégrée dans l’image et qui reprend très directement les étiquettes du British Algae d’Anna Atkins. J’essaie aussi de donner des clefs de lecture dans un petit vestibule un peu à part de l’exposition. Inciter les spectateurs à aller plus loin sans les forcer.
Le travail de l’artiste
Comment se passe la production des pièces ? Tu t’enfermes dans la chambre noire pendant des mois ?
Non, ce n’est pas toujours moi qui les fait. Par exemple, très peu de gens en Europe font du cyanotype sur verre, la manipulation en est compliquée donc je leur vais déléguer cette partie en leur transmettant fichiers et négatifs. Dans la mesure où, sur chaque nouveau projet, je change d’écriture photographique, si je produisais toutes mes pièces de A à Z, le temps serait démultiplié. Et tu l’as compris, ce qui me plaît le plus dans un projet, c’est toute la partie consacrée à la recherche et à la conception. Mais ça dépend aussi des projets. J’aime manipuler les choses et avoir un rapport physique à l’oeuvre d’art mais je ne me sens pas obligée de tout faire moi-même ; je travaille avec deux assistants spécialisés et par exemple, je ne fais plus mes retouches moi-même. Evidemment, c’est un investissement mais ça permet aussi d’intégrer d’autres personnes avec d’autres regards qui stimulent ma pratique. Je ne veux pas être une artiste qui bosse toute seule dans son coin.
Et demain ?
Je trouve que tu as un sens de l’accrochage très juste, sur les hauteurs, les écarts entre les pièces, la séquence. Comment fais-tu ?
Je ne saurais pas l’expliquer. Je vois beaucoup d’expositions, je prête beaucoup d’attention aux détails : système d’accroche, type d’encadrement. Je fais beaucoup de photos que je classe dans des carnets et quand je monte une expo, je me plonge dedans pour chercher des formes qui seront liées au sens du projet.
Des modèles pour toi ?
Oui, bien sûr, mais pas forcément des photographes. Sauf évidemment, Joan Fontcuberta. Parmi les artistes contemporains, Roni Horn. Et puis des scénographes comme Rolf Börzik (scénographe de Pina Bausch) et, grosse influence, le metteur en scène Bob Wilson. Récemment il y a aussi Gilles Aillaud, et Dominique Gonzalez-Foerster.
Tu te sens militante ?
Depuis peu, oui. Avant, j’étais peut-être trop jeune et j’avais un peu peur d’inclure du politique dans ma démarche. Mais aujourd’hui, je pense que mon discours militant s’illustre à travers mes projets. C’est aussi parce que j’essaie de beaucoup les accompagner, donner des conférences, sensibiliser, organiser des ateliers pour faire découvrir ce monde microscopique en même temps que des gestes artistiques.
Pour finir, si tu te projettes dans trente ans, tu te vois toujours pratiquer la photographie ?
Pas forcément. La photo, pour moi, c’était peut-être une porte d’entrée. Et c’est aussi pour ça que je vais chercher des nouvelles pratiques, parce que ce sont des découvertes qui mettent du réenchantement. Peut-être qu’un jour je vais me réveiller et vouloir faire de la mise en scène pour le théâtre… Pour moi, le plus important, c’est ce que j’ai envie de raconter à travers mes projets et pour l’instant, c’est de l’ordre du miltantisme écologique. Mais pour le futur, je ne m’interdis rien du tout.
Bibliographie sélective :
Le site de Manon Lanjouère.
LES PARTICULES – LE CONTE HUMAIN D’UNE EAU QUI MEURT, éditions The Eyes : commander le livre