A propos du récit photographique que j’ai élaboré, « Après, on oublie », publié aux Editions Orange Claire, j’ai beaucoup évoqué l’écriture et la méthode de travail (interview sur FranceFineArt). Mais j’ai moins parlé de mon approche photographique. Elle est pourtant au coeur des explorations dans les strates de la mémoire et du Moi que constitue ce récit : sans la photographie, ce livre n’aurait pas pu s’écrire.
Au premier abord, l’affaire semble entendue : la photographie serait du côté du visible. Alors elle montre. Un peu, beaucoup, crûment, jusqu’à l’obscénité parfois. Obligeant le spectateur à se détourner (ce que, peut-être, le photographe aurait du faire).
Une photographie qui regarde à l’intérieur
Cette question, je m’y suis confronté à toutes les étapes de l’écriture de ce récit photographique . Comment témoigner à la suite des archives ? Quelles images contemporaines produire sur des évènements du passé ? Quelles photographies garder du présent quand il sera devenu du passé (une question intimement liée à l’épilogue du récit) ?
A de multiples reprises, ma position de photographe a consisté en une stase ou un refus de l’image attendue. Une photographie qui se débranche du cerveau pour chercher un regard intérieur. Quelque chose qui se rapprocherait du regard de Evgen Bavčar, le photographe aveugle.
« chez moi, dit Evgen Bavčar, il y a quelque chose qui est déjà devenu poussière, la poussière de mon regard physique (…) Comme si mon regard était entré dans le monde par des milliers de minuscules poussières ».
Pour ma part, je n’ai pas été si loin dans la dissolution, mais , dans mon écriture photographique, je cherche une sorte d’état, premier ou flottant, où les images pourraient simplement s’écouler hors de moi.
Pour ce projet, j’ai souvent eu en tête les mots du photographe Yoshito Matsushige, qui a arpenté les rues de Hiroshima en quête d’images, quelques heures seulement après l’explosion nucléaire.
« Le seul sentiment qu’on avait était un sentiment de vide et on ne savait pas où on devait regarder, ni comment. En fait, on n’a rien vu. On avait les yeux qui se détournaient, c’est tout. Ce n’était pas une situation où on pouvait regarder les choses en face. »
Cet évènement, certains photographes ont su comment le regarder : Yamahata Yôsuke, plus à même d’effectuer son métier de reporter car différemment impliqué (lire ici le passionnant article de Michael Lucken). Mais il faut oser avouer qu’on peut être infiniment plus touché par le désarroi de Yushito Matsushige que par des images plus directes de la souffrance et de la désolation.
Une photographie qui détourne le regard
Eprouver une émotion poignante devant l’effort impuissant des quelques rares photos, qui dessinent, en creux, l’impossibilité à faire face, à fabriquer une image avec la mort et la douleur.
Montrer suppose toujours de savoir quoi montrer, quel fragment du monde cadrer pour qu’il rende compte du tout. Tenir une forme de discours. Et si photographier, c’est dire, il faut aussi savoir se confronter à ce qui nous dépasse, à ce qui est trop grand, trop terrible pour pouvoir être dit.
Car parfois, on ne sait pas. Et c’est précisément cela qui doit être dit. On regarde à l’intérieur de soi et c’est noyé d’ombre.