Est-ce le transhumanisme qui nous permettra d’aller chercher la troisième étoile ? Notre chroniqueuse, Silvy Crespo s’est greffée une puce enregistreuse pour interviewer Mathieu Gafsou : il expose aux Rencontres d’Arles le résultat de quatre années de travail sur ce sujet.
English version included below
Edmée ! Edmée !
Ce prénom délicieusement désuet c’est l’écho d’un autre temps.
Celui de la découverte de cette scène mémorable et délirante. Dans celle-ci, Louis de Funès, l’acteur qui a rempli mon enfance de fous rires, nous révèle le mélange détonnant pour survivre à une congélation prolongée : glace, whisky et glycérine ! Surtout n’essayez pas chez vous avec votre sac congélation car le résultat n’est à ce jour pas garanti.
J’avais cinq ans lorsque j’ai découvert la comédie «Hibernatus» réalisée en 1969, soit deux ans après que le Dr. Henri James Bedford ait été l’un des premiers hommes cryogénisé.
Pour celles et ceux d’entre vous qui n’auraient pas la chance de connaître cette pépite du cinéma français, le film raconte l’histoire d’un homme dont le corps, congelé depuis 65 ans, est retrouvé dans la glace du pôle Nord. L’homme se révèle être Paul Fournier, disparu en 1905 alors qu’il explorait le pôle. Il est ramené à la vie et confié à sa famille, à condition que son environnement soit le même qu’en 1905, cela afin de préserver sa santé mentale. Cette condition, et les anachronismes qu’elle génère, sera évidemment le principal moteur comique du film.
Je me souviens que, du haut de mes cinq ans, l’idée que l’on puisse revivre après avoir été congelé m’était apparue digne de mes dessins animés préférés de l’époque.
Or voilà qu’il y a quelques mois, je suis tombée sur le livre « To Be a Machine » écrit par Mark O’Connell. Je me suis alors plongée dans l’univers curieux et passionnant du transhumanisme et de la cryogénie. Pardi, des hommes et des femmes voudraient réellement être Hibernatus !
Aussi, lorsque j’ai appris que la sérié «H+» du photographe franco-suisse Matthieu Gafsou était exposée pendant les Rencontres d’Arles, je me suis naturellement empressée d’aller à la Maison des Peintres, en profitant au passage pour rencontrer l’artiste dont la poignante série «Only God Can Judge Me» m’a beaucoup marquée.
H+» aborde un sujet à la fois contemporain et vieux comme le monde : le transhumanisme, un mouvement dont l’objectif est de repousser les limites de la biologie en prétendant améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains, grâce à la science et à la technologie.
En d’autres termes, le transhumanisme aspire à repousser les limites de la condition humaine. Le corps et l’humain sont appréhendés comme une machine dont on pourrait remplacer un boulon par ci, un câble par là et cela, afin de vivre longtemps, très longtemps et pourquoi pas, indéfiniment.
H+, ©Matthieu Gafsou (2)
En filigrane, comme le rappelle Matthieu, le transhumanisme n’est jamais qu’un système parmi d’autres, destiné à permettre de faire face à l’angoisse de la mort.
Pendant quatre ans, l’artiste s’est plongé dans cet univers connu des initiés, un univers difficile à intégrer comme il le reconnaît volontiers et qui, bien qu’il se prête à la représentation, peut rapidement aboutir à des clichés moqueurs qui méconnaîtraient la complexité du sujet et des questions philosophiques, éthiques et sociétales qu’il soulève.
A première vue, la série de Matthieu Gafsou m’apparait globalisante et hétérogène, loin des travaux photographiques précis réalisés au cours des précédentes années sur le même sujet. Je pense inévitablement à la série «The Prospect of Immortality» de Murray Ballard, laquelle traite de la question très spécifique de la cryogénisation. Je pense également à «Letters from Utopia» de Daan Paans ou encore à «Grinders» de Hannes Wiedemann, ainsi qu’à l’impressionnante série «Transhuman» de David Vintiner.
J’interroge donc Matthieu sur ce choix. Il assume pleinement le caractère fragmentaire de la série, qu’il décrit comme une stratégie visuelle destinée à interpeller et à perturber le visiteur. Ainsi nous donne-t-il à voir des images cliniques d’objets banals, comme cet appareil dentaire qui, j’en suis sûre, a traumatisé l’adolescence de plus d’un. Puis il nous bouscule avec des images d’objets surprenants, comme cette prothèse crânienne qui permet à Neil Harbisson de convertir les teintes en sons.
Les formats et supports d’exposition choisis contribuent à cette perte de repères. Ainsi, le visiteur passe d’un format papier peint à de grands tirages contrecollés ou plus petits, sous verre.
H+, ©Matthieu Gafsou (3)
Le visiteur est déboussolé et cela, Matthieu s’en réjouit, encore une fois. A l’issue de la visite, un sentiment émerge : celui de se perdre dans cette tentative de fuite en avant que symbolise le transhumanisme. Il y a une surenchère de tout qui dit bien à quel point l’homme se débat avec son sort.
Alors je demande à Matthieu : «Et toi le transhumanisme, cela ne te tente pas ?». Avec ce sourire qui lui est propre, il me répond que «Non. Si je devais me faire implanter une puce, j’y insèrerai un poème, par ironie. Le transhumanisme est une béquille pour ne pas faire face à ce qui nous rend anxieux. Moi, je préfère accepter ma condition.»
Finalement, si tout cela est motivé par l’anxiété de mourir, la perspective de vivre éternellement ne causerait-elle pas encore plus d’angoisse ? Combien de temps étudierions-nous ? Combien de temps travaillerions-nous ? Comment gérerions-nous notre vie émotionnelle ? Comment la politique serait-elle gérée ? Imaginer qu’un immortel Donald Trump règnerait indéfiniment est plutôt désolant, non ?
Si, enfant, je pensais que l’histoire d’Hibernatus était séduisante, c’était probablement parce que je croyais que tout cela n’était qu’une vaste supercherie. Mais maintenant que la technologie et la science mettent en œuvre des moyens colossaux pour y parvenir, je trouve l’histoire de Paul Fournier aussi triste qu’effrayante.
Alors bien que je sois tentée de savourer un whisky glacé, je m’abstiendrai pour ne pas risquer de finir comme Paul Fournier !
Silvy Crespo est passionnée par la photographie, l’architecture et les chats. Pour ViensVoir, elle ira dénicher des coups de cœur photographiques aux quatre coins de l’Europe (et même encore plus loin).
L’exposition Matthieu Gafsou « H+ : Les Rencontres de la photographie, Arles, à la Maison des Peintre, du 2 juillet au 23 septembre 2018
(1) Traitement orthodontique classique utilisant des appareils orthodontiques pour aligner les dents du patient. A l’origine thérapeutique, il visait à prévenir les problèmes de mâchoire ou de dentition. Aujourd’hui, il est également utilisé à des fins esthétiques, établissant les dents parfaites comme une nouvelle norme du sourire. Le passage de la correction d’une anomalie physiologique à l’amélioration de l’apparence participe à la fabrication d’une relation au corps en tant qu’objet malléable et corrigible. Implicitement, le corps peut être incomplet.
(2) Le Dr Blaise Rutschmann, chef du service d’anesthésie, d’antalgie et de neuromodulation, implantant un neurostimulateur, un dispositif médical utilisé pour traiter la douleur chronique d’origine neurologique. La neurostimulation, une impulsion électrique générée par une machine, provoque une paresthésie (engourdissement) qui altère la perception de la douleur par le patient. Il est implanté dans la moelle épinière lors d’une intervention percutanée. Ensuite, une batterie est implantée dans l’abdomen ou la partie supérieure de la cuisse et un fil (photo) relie le boîtier au générateur. Comme avec un stimulateur cardiaque, mais d’une manière plus spectaculaire, le patient est câblé, ce qui rend son corps hybride.
Centre Médical de Morges, 2 décembre 2016
(3) Neil Harbisson se considère lui-même comme un cyborg. Atteint d’achromatopsie, une forme rare de daltonisme, il s’est fait implanter dans le crâne une prothèse appelée Eyeborg qui convertit les couleurs en ondes sonores. M. Harbisson prône l’augmentation créative de l’humain et s’éloigne parfois du transhumanisme qui, selon lui, est enfermé dans des représentations stéréotypées ou commerciales. Son point de vue est plus celui d’un artiste que celui d’un disciple de la technoscience. Il est fier d’être le premier humain à apparaître avec une prothèse sur une photo d’identité.
Munich, le 15 juillet 2015
English version
Hibernatus in Arles
Edmée! Edmée!
This deliciously outdated name resonates like an echo of another time.
The discovery of this memorable and delirious movie scene. In the latter, Louis de Funès, the actor who filled my childhood with laughter, reveals the explosive mixture to survive prolonged freezing: ice, whisky and glycerin! Do not try it at home with your freezer bag because the result is not guaranteed to this day.
I was five years old when I discovered the comedy « Hibernatus« , shot in 1969, that is two years after Dr. Henri James Bedford was one of the first men to be cryogenized.
For those of you who would not have the chance to know this nugget of French cinema, the film tells the story of a man whose body, frozen for 65 years, is found in the ice of the North Pole. The man turns out to be Paul Fournier, who disappeared in 1905 while exploring the pole. He was brought back to life and entrusted to his family, provided that his environment be the same as in 1905, in order to preserve his mental health. This condition, and the anachronisms it generates, will obviously be the main comic thread of the movie.
I remember that, from the time I was five years old, the idea that we could live again after being frozen seemed to me worthy of my favorite cartoons.
A few months ago, I came across the book « To Be a Machine » written by Mark O’Connell. I decided to dive into the curious and exciting universe of Transhumanism and cryonics. Hell, men and women would really like to be Hibernatus!
Thus, when I heard that the series « H+ » of the French-Swiss photographer Matthieu Gafsou was exhibited during the Rencontres d’Arles, I naturally paid a visit to the Atelier des Peintres while taking advantage of it to meet the artist whose poignant series « Only God Can Judge Me » made a big impression on me.
« H+ » addresses a subject that is both contemporary and as old as the world: Transhumanism, a movement whose objective is to push the limits of biology by claiming to improve the physical and mental characteristics of human beings, thanks to science and technology.
In other words, Transhumanism aspires to push the limits of the human condition. The body and the human being are apprehended as a machine of which one could replace a bolt here, a cable there and that, in order to live long, very long and why not, indefinitely.
Between the lines Matthieu reminds us that Transhumanism is never but one system among others, intended to help humans cope with the anguish of death.
For four years, the artist immersed himself in this universe known by the insiders, a universe difficult to integrate as Matthieu willingly acknowledges and which, although it lends itself to photographic representation, can quickly lead to mocking clichés that ignore the complexity of the subject and the philosophical, ethical and societal questions it raises.
At first glance, Matthieu Gafsou’s series seems globalizing and heterogeneous, far from the precise photographic work done in previous years on the same subject. I inevitably think of Murray Ballard’s « The Prospect of Immortality » series, which deals with the very specific issue of cryopreservation. I am also thinking of « Letters from Utopia » by Daan Paans or « Grinders » by Hannes Wiedemann, as well as the impressive series « Transhuman » by David Vintiner.
So I ask Matthieu about this choice. He fully embraces the fragmentary character of the series, which he describes as a visual strategy designed to challenge and disturb the viewer. Thus he gives us to see clinical images of banal objects, like these braces which, I am sure, traumatized the adolescence of more than one. Then he provokes us with images of surprising objects, like this cranial prosthesis that allows Neil Harbisson to convert colors into sounds.
The sizes of the images, the way they are displayed, contribute to this feeling of disorientation. Thus, the viewer’s gaze goes from a wallpaper format to large prints and to smaller ones, displayed under glass.
The viewer is confused and once again, Matthieu accepts it. At the end of the visit, a feeling emerges: that of getting lost in this headlong rush symbolized by Transhumanism. There is an overbid of everything that shows well the extent of humans’ struggle with their fate.
Then I ask Matthieu: « And you, are you tempted by Transhumanism? ». With that smile of his, he replies: « No. If I had to get a chip implanted, I’d insert a poem, ironically. Transhumanism is a crutch to avoid facing what makes us anxious. I prefer to accept my condition. »
Finally, if all this is motivated by the anxiety of dying, wouldn’t the prospect of living forever cause even more anguish? How long would we study? How long would we work? How would we manage our emotional life? How would politics be managed? Imagining that an immortal Donald Trump would reign indefinitely is rather sad, isn’t it?
If, as a child, I thought that the story of Hibernatus was seductive, it was probably because I thought that this was a vast joke. But now that technology and science are using colossal means to achieve this, I find Paul Fournier’s story as sad as it is frightening.
So although I’m tempted to savor a glycerin-free iced whisky, I’ll abstain so as to not risk ending up like Paul Fournier!