Dave Heath et son sujet, pour questionner la photographie

Dave Heath, Washington Square, New York, 1960 © Dave Heath / Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York, et Stephen Bulger Gallery, Toronto

English version included below
Rien de mieux qu’un photographe inconnu pour interroger la photographie. Mais inconnu, Dave Heath ne devrait pas le rester très longtemps…

Découvrir un nouveau photographe est toujours un plaisir pour les spectateurs et une aubaine pour ses inventeurs (au sens archéologique du terme) : il n’est qu’à voir l’élasticité avec laquelle les photos de Vivian Maier se plient à des analyses psychologico-esthétiques et à des discours artistiques opportunistes évacuant parfois d’importantes parties de son corpus.

Dave Heath, lui, n’est pas tout à fait un inconnu. Lors de la présentation, Diane Dufour, co-directrice du Bal avec Christine Vidal, l’a qualifié de « photographer’s photographer ». L’expression empruntée au monde la musique (très utilisée dans le jazz), dit bien ce qu’elle veut dire : un musician’s musician, c’est un musicien admiré par les musiciens, un secret bien gardé, quelqu’un adoubé par sa profession plus que par le public. Ça ne nourrit pas forcément son homme, mais ça console un peu… Et si l’artiste persiste, il n’est pas exclu qu’une notoriété tardive (voire post-mortem) vienne finalement le consacrer. L’histoire de l’art est aussi faite d’histoires racontables.

L’histoire de Dave Heath (1931-2016), comme beaucoup d’autres, est faite d’élans, de périodes créatives intenses et de temps d’arrêt,. Jusqu’à l’abandon de la pratique photographique à partir de 1970, pour se consacrer à l’enseignement de la photographie, ce qui, après tout, est une autre manière de la pratiquer.

Dave Heath, Sesco, Corée, 1953-1954 © Dave Heath / Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York, et Stephen Bulger Gallery, Toronto

Entre-temps, deux ensembles majeurs auront vu le jour : les images réalisées lors de son incorporation dans l’armée sur le terrain de la guerre de Corée, en 1952, dans lesquelles on retrouve les poses et les atmosphères méditatives qui seront sa marque de fabrique la plus forte ; et A Dialogue With Solitude, publié en 1961, dans lequel va se déployer ce détournement d’une forme de street photography vers un univers mélancolique, presque funèbre, dans la grande tradition des arts américains de la première partie du XXème siècle : des peintures de Edward Hopper au désenchantement du film noir, le rêve américain a du plomb dans l’aile…

Alors, Dave Heath dévisage les hommes et les femmes des villes. Mais pas dans un pur face-à-face, plutôt au moment où ces figures sont absorbées dans leurs pensées, une manière de s’échapper du réel pour rejoindre leur monde intérieur (paysages intérieurs, c’était déjà le nom que Dave Heath avait donné à ses photos de Corée). Ce thème de l’absorbement, brillamment théorisé par le philosophe Michael Fried (Pourquoi la photographie a aujourd’hui force d’art, paru chez Hazan en 2013), éloigne cette photographie de toute forme de réalisme. L’image photographique montre bien du réel, mais elle dévoile surtout un inconnaissable : le monde intérieur de chacun. Elle nous fait entrer dans le monde réel pour nous montrer à quel point nous nous en détournons à chaque instant. L’autre et son monde intérieur, nous ne le rencontrerons jamais vraiment.

Dave Heath, Chicago, 1956 © Dave Heath / Courtesy Michael Torosian

Cette rencontre impossible est presque le thème principal de Dave Heath, probablement trop absorbé lui-même dans cette quête personnelle pour devenir un grand témoin de l’histoire de son époque. Mais c’est aussi parce qu’il s’inscrit dans une autre manière d’approcher son sujet. Celle de ne pas forcément viser directement la grande histoire ou le discours engagé, mais de choisir de porter son regard sur le coin de la rue, sur le réel à portée de main, à portée des yeux. De délaisser le pittoresque ou le spectaculaire pour donner toute son épaisseur au quotidien, au banal.
L’exposition présente plusieurs films en écho à cette approche que l’on retrouve aussi largement dans la littérature américaine, que ce soit dans le réalisme journalistique de Truman Capote, dans les extraordinaires récits/portraits de Joseph Mitchell ou même dans la Trilogie de New-York de Will Eisner, un des grands maîtres de la bande dessinée.

Dave Heath, Métro aérien à Brooklyn, New York, 1963 © Dave Heath / Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York, et Stephen Bulger Gallery, Toronto

Dave Heath tirait lui-même ses photos, allant parfois jusqu’à interprétation du tirage très expressive, insistant sur la lumière pour sublimer son sujet. Ces photos-là sont peut-être les plus fortes de l’exposition. Elles sont aussi celles qui posent le plus question par rapport aux « sujets » de Dave Heath et par rapport à toute pratique photographique : est-il besoin de sublimer son sujet par une lumière singulière ou par des effets de tirage pour qu’il nous touche ? Ne saurions-nous nous contenter du réel ? Avons-nous besoin que quelque phénomène lumineux ou atmosphérique lui donne sa valeur ?

C’est tout l’intérêt de la découverte d’un corpus méconnu : que le regard ne soit pas formaté par une pensée commune, mais prêt à plonger dans les questionnements les plus radicaux.

 
L’exposition DAVE HEATH, DIALOGUES WITH SOLITUDES se tient au BAL jusqu’au 23 décembre 2018
Informations pratiques ici.
 
 
English version

There is nothing better than an unknown photographer to question photography. But unknown, Dave Heath shouldn’t stay that way very long….

Discovering a new photographer is always a pleasure for the spectators and a godsend for its inventors (in the archaeological sense of the term): just look at the elasticity with which Vivian Maier’s photographs bend to psycho-esthetic analyses and opportunistic artistic discourses, sometimes removing important parts of her corpus.

Dave Heath is not quite a stranger. During the presentation, Diane Dufour, co-director of the Ball, described him as a « photographer’s photographer ». The expression borrowed from the world of music (widely used in jazz), says what it means: a musician’s musician is a musician admired by musicians, a well-kept secret, someone adoubé by his profession more than by the public. It doesn’t necessarily feed his man, but it consoles him a little… And if the artist persists, it is not excluded that a late notoriety (or even post-mortem) will finally consecrate him. Art history is also about telling stories.

Dave Heath’s (1931-2016) story, like many others, is made up of impulses, intense creative periods and downtime. Until the abandonment of photographic practice from 1970, to devote himself to teaching photography, which, after all, is another way of doing it.

In the meantime, two major ensembles have emerged: the images created when he was incorporated into the army during the Korean War in 1952, in which we find the poses and meditative atmospheres that will be his strongest trademark; and A Dialogue With Solitude, published in 1961, in which this diversion from a form of street photography to a melancholy, almost funeral universe will take place in the great tradition of American art in the first part of the 20th century: from Edward Hopper’s paintings to the disenchantment of film noir, the American dream is deteriorating…

So Dave Heath stares at the men and women in the cities. But not in a pure face-to-face encounter, rather at the moment when these figures are absorbed in their thoughts, a way to escape from reality to reach their inner world (inner landscapes, that was already the name Dave Heath had given to his pictures of Korea). This theme of absorption, brilliantly theorized by the philosopher Michael Fried (Why photography matters as art as never before, published in 2013), moves this photography away from any form of realism. The photographic image shows reality, but above all it reveals an unknowable: the inner world of each person. It brings us into the real world to show us how much we are turning away from it at every moment. The Other and his inner world, we will never really meet him.

This impossible encounter is almost Dave Heath’s main theme, probably too absorbed himself in this personal quest to become a great witness to the history of his time. But it is also because it is part of another way of approaching its subject. That of not necessarily aiming directly at the great story or the committed discourse, but choosing to look at the corner of the street, at reality within reach. To abandon the picturesque or spectacular to give all its depth to the everyday, to the banal.

The exhibition presents several films that echo this approach, which is also widely found in American literature, whether in the journalistic realism of Truman Capote, in the extraordinary stories/portraits of Joseph Mitchell or even in the New York Trilogy of Will Eisner, one of the great masters of comics.

Dave Heath printed his own photos, sometimes going so far as to interpret the very expressive print, insisting on light to sublimate his subject. These photos may be the strongest in the exhibition. They are also the ones that raise the most questions about Dave Heath’s « subjects » and about any photographic practice: is it necessary to sublimate one’s subject by a singular light or by the effects of printing so that it touches us? Can we not be satisfied with reality? Do we need some luminous or atmospheric phenomenon to give it its value?

This is the whole point of discovering a little-known corpus: that the gaze should not be formatted by a common thought, but ready to dive into the most radical questions.

 
DAVE HEATH,DIALOGUES WITH SOLITUDES, SEPTEMBER 14 – DECEMBER 23, 2018, LE BAL (website)